Nina Simone • For all we know
Nina Simone (1933-2003) • For all we know. Sam M. Lewis, paroles ; John Frederick Coots, musique.
Nina Simone, chant, piano.
Enregistrement : New York (États-Unis), [décembre?] 1957.
Première publication dans l’album : Nina Simone and her friends. États-Unis, Bethlehem records, ℗ 1960.
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Ce sont les premiers enregistrements de Nina Simone, les tout premiers. Elle a 24 ans et un style encore très marqué par ses études de piano classique.
La session d’enregistrement a eu lieu à New York, fin 1957, livrant quatorze morceaux dont onze sont rassemblés dans un album paru en 1959, intitulé, selon les éditions, Little girl blue ou Jazz as played in an exclusive side street club, ou portant parfois les deux titres. For all we know — une chanson de 1934 qui a connu depuis sa création de multiples reprises par toute sorte d’interprètes — n’en fait pas partie : la maison de disques, qu’elle vient d’ailleurs de quitter, ne la publie qu’en 1960, sur une compilation réunissant plusieurs artistes, Nina Simone and her friends.
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For all we know
We may never meet again
Before we go
Make this moment live again
Tu sais,
On ne se reverra peut-être jamais.
Avant de se quitter
Vivons cet instant jusqu’au bout.
We won’t say goodbye
Until the last minute
I’ll hold out my hand
And my heart will be in it
On ne se dirait adieu
Qu’à la dernière seconde.
Je te tendrais la main
Et il y aurait mon cœur dedans.
For all we know
This might only be a dream
We come and we go
Like the ripples in the stream
Qui sait,
Tout ça n’est peut-être qu’un rêve
On s’en vient, on s’en va,
Comme les vagues sur l’eau.
So love me tonight
Tomorrow was made for some
Oh, but tomorrow
But tomorrow may never come
Alors aime-moi ce soir.
Demain, c’est pour les autres.
D’ailleurs demain,
Demain peut ne jamais arriver.
For all we know
Tomorrow may never come
For all we know
Qui sait…
Demain peut ne jamais arriver,
Qui sait.
Sam M. Lewis (Samuel M. Levine, 1885-1959). For all we know (1934).
Sam M. Lewis (Samuel M. Levine, 1885-1959). Qui sait, trad. par L. & L. de For all we know (1934).
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Fait suite à :
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; José Nunes, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare.
Enregistrement : Lisbonne, Teatro Taborda, entre 1960 et 1962.
Première publication dans l’album Asas fechadas ; Cais de outrora ; Estranha forma de vida ; etc. (« Busto »). Royaume-Uni, Columbia, ℗ 1962.
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« Peuple ! Peuple ! Je t’appartiens »
« Povo que lavas no rio » est tiré d’un livre. Comme le poème est très long, j’en ai extrait les parties les plus dramatiques que j’ai arrangées entre elles, mais il contient d’autres très beaux passages. J’ai ajusté [le fado Vitória] à ces vers et je trouve que ça marche bien.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 96. Non traduit (traduction L. & L.).
Ce « livre » est le recueil Miserere, publié en 1948, du Nordiste Pedro Homem de Mello (1904-1984), que l’anthologie La Poésie du Portugal (Chandeigne, 2021) présente ainsi :
Né à Porto, lié au mouvement de Presença*, ce poète prolifique, auteur d’une trentaine de recueils en un demi-siècle […] a hérité la musicalité intimiste et quelque chose de la respiration mélodieuse des prosodies chères aux adeptes de ce « second modernisme** ». Vasco Graça Moura évoque à son sujet « un monde intérieur traduisant une tension entre l’angoisse, le remords, la faute et le vertige érotique », soulignant comment ce folkloriste de renom, qui s’est attaché à distiller les plus authentiques traditions du Portugal, avait su les épurer poétiquement. Il est mort dans sa ville natale.
Ana Torres, Melo, Pedro Homem de [Pedro da Cunha Pimentel Homem de Melo] (1904-1984), dans : Max de Carvalho (dir.), La poésie du Portugal : des origines au XXe siècle, éd. bilingue, Chandeigne, 2021, ISBN 978-2-36732-207-0, p. 1821.
* La revue Presença (1927-1940) a été l’une des plus importantes revues littéraires portugaises du 20e siècle.
** Le « second modernisme » renvoie au groupe de Presença, le « premier modernisme » faisant référence au mouvement de la revue Orpheu, marqué à partir de 1915 par les personnalités de Mário de Sá-Carneiro, Fernando Pessoa et d’autres.
Le poème, trop long pour être chanté en entier (52 vers), s’appelle simplement Povo (« Peuple »). Par une habile opération de chirurgie textuelle, Amália est parvenue à le réduire à 24 vers répartis en quatre sizains, sans trop en altérer l’essence. Le voici, accompagné d’une traduction sommaire (en gris, les parties non retenues pour le fado ; en bistre, deux vers inversés).
Povo Peuple
Povo que lavas no rio,
Que vais às feiras e à tenda,
Que talhas com teu machado
As tábuas do meu caixão,
Pode haver quem te defenda,
Quem turve o teu ar sadio,
Quem compre o teu chão sagrado,
Mas a tua vida, não!
Peuple, qui laves dans le fleuve,
Qui vas à la foire et au marché,
Toi dont la hache abat
Le bois de mon cercueil,
Il y en a peut-être qui te défendent,
Qui troublent ton air pur,
Qui achètent ton sol sacré,
Mais ta vie — non !
Meu cravo branco na orelha!
Minha camélia vermelha!
Meu verde manjericão!
Ó natureza vadia!
Vejo uma fotografia…
Mas a tua vida, não!
Mon œillet blanc à l’oreille,
Mon camélia vermeil
Et mon vert basilic !
Ô nature fantasque !
Je vois une photographie…
Mais ta vie — non !
Fui ter à mesa redonda,
Bebendo** em malga que esconda
O beijo, de mão em mão…
Água pura, fruto agreste,*
Fora o vinho que me deste,*
Mas a tua vida, não!
Je suis allé à la table ronde,
J’y ai bu au bol qui dissimule
Le baiser, de main en main…
Eau pure, fruit sauvage,*
C’était le vin que tu m’avais donné,*
Mais ta vie — non !
Procissões de praia e monte,
Areais, píncaros, passos
Atrás dos quais os meus vão!
Que é dos cântaros da fonte?
Guardo o jeito desses braços…
Mas a tua vida, não!
Processions par grèves et par monts,
Rivages, sommets ; et ces pas
Dans lesquels je mets les miens !
Où sont les cruches de la fontaine ?
Je garde en moi l’agilité de ces bras…
Mais ta vie — non !
Aromas de urze e de lama
Dormi com eles na cama
Tive a mesma condição.
Bruxas e lobas, estrelas!
Tive o dom de conhecê-las…
Mas a tua vida, não!
Arômes de bruyère et de boue !
C’est avec eux que j’ai dormi…
J’ai partagé leur condition.
Sorcières, louves, étoiles !
Il m’a été donné de les connaître…
Mais ta vie — non !
Subi às frias montanhas,
Pelas veredas estranhas
Onde os meus olhos estão.
Rasguei certo corpo ao meio…
Vi certa curva em teu seio…
Mas a tua vida, não!
Je suis monté sur de froides montagnes,
Par d’étranges sentiers
Où mes yeux demeurent encore.
J’ai lacéré certain corps…
J’ai vu certain galbe de ton sein…
Mais ta vie — non !
Só tu! Só tu és verdade!
Quando o remorso me invade
E me leva à confissão…
Povo! Povo! eu te pertenço.
Deste-me alturas de incenso,
Mas a tua vida, não!
Toi seul ! Toi seul es vérité !
Quand le remords me submerge
Et m’entraîne à la confession…
Peuple ! Peuple ! Je t’appartiens.
Tu m’as donné des cieux d’encens,
Mais ta vie — non !
Povo que lavas no rio,
Que vais às feiras e à tenda,
Que talhas com teu machado
As tábuas do meu caixão,
Pode haver quem te defenda,
Quem turve o teu ar sadio,
Quem compre o teu chão sagrado,
Mas a tua vida, não!
Peuple, qui laves dans le fleuve,
Qui vas à la foire et au marché,
Toi dont la hache abat
Le bois de mon cercueil,
Il y en a peut-être qui te défendent,
Qui troublent ton air pur,
Qui achètent ton sol sacré,
Mais ta vie — non !
Pedro Homem de Melo (1904-1984). Povo, extrait du recueil Miserere (1948).
* Dans le fado, ces deux vers sont inversés.
* Dans le fado : « Beber » (infinitif) au lieu de « Bebendo » (gérondif).Pedro Homem de Melo (1904-1984). Peuple, trad. par L. & L. de Povo, extrait du recueil Miserere (1948).
* Dans le fado, ces deux vers sont inversés.
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Une fois les coupures pratiquées, le propos ne s’en concentre que davantage sur la relation du poète au « peuple », faite d’une revendication d’inclusion (« Peuple ! Peuple ! je t’appartiens ») et tout à la fois de la conscience d’un abîme infranchissable (« Tu m’as donné des cieux d’encens, / Mais pas ta vie !), comme si le « peuple » opposait à son désir une fin de non recevoir.

Pedro Homem de Mello, bloc avec timbre-poste (Portugal, 2004), détail.
Pour Homem de Mello, ce fossé tient à la fois à son origine sociale (il était né au sein d’une famille bourgeoise, catholique et conservatrice de Porto) et probablement aussi au fait qu’il était bisexuel : sa poésie reste le plus souvent allusive à ce sujet, mais ne laisse guère de doute sur la nature de l’attirance qu’éveillent en lui les hommes du « peuple », non sans y susciter un vif et douloureux sentiment de faute. Certains des poèmes du recueil Miserere renoncent d’ailleurs à toute ambiguïté, comme Remorso (« Remords »), dont est issu le texte du fado O rapaz da camisola verde (« Le garçon au chandail vert »). Or dans Nostalgia (« Nostalgie ») — un texte clairement homo-érotique du même recueil —, les « lits de bruyère et de boue » abritent des étreintes viriles, « au cœur de la nuit, loin des regards » :
Existe a paixão? Existe.
E há leitos de urze e de lama…
Olhos vítreos de cansaço?
Mão pesada? Negras unhas?
Mas que paz naquele abraço,
Noite alta, sem testemunhas!
Est-ce que l’amour existe ? Oui.
Et il y a des lits de bruyère et de boue…
Des yeux vitreux de fatigue ?
Une main épaisse, aux ongles noirs ?
Mais quelle paix dans cette étreinte,
Au cœur de la nuit, loin des regards !
Pedro Homem de Melo (1904-1984). Nostalgia (fragment), extrait du recueil Miserere (1948).
.Pedro Homem de Melo (1904-1984). Nostalgie (fragment), trad. par L. & L. de Nostalgia, extrait du recueil Miserere (1948).
Ces « lits de bruyère et de boue » font écho, de manière flagrante, aux « arômes de bruyère et de boue » des lits de Povo (« Arômes de bruyère et de boue ! / C’est avec eux que j’ai dormi… / J’ai partagé leur condition ») et les éclairent d’un jour particulier.
Restent, dans Povo, ces trois vers mystérieux : « Fui ter à mesa redonda, / Bebendo em malga que esconda / O beijo, de mão em mão… » (traduits littéralement : « Je suis allé à la table ronde, / Buvant au bol qui dissimule / Le baiser, de main en main… »). Dans un enregistrement d’amateur réalisé en 1960 par César Seabra, qui n’était pas encore à l’époque le mari d’Amália, on l’entend lui-même s’interroger — et interroger sa compagne : « Ça veut dire quoi, ‘le bol qui dissimule’ ? » Ce à quoi ladite compagne n’a pas vraiment de réponse. À la lumière de ce qui précède on peut cependant s’en faire une idée.
Moi je suis du peuple !
Pedro Homem de Mello a fourni à Amália les textes de quelques-uns de ses plus beaux fados. Elle en a adapté certains à des musiques de fados traditionnels, comme pour Povo (Fria claridade ; Olhos fechados…), d’autres ont été mis en musique par Alain Oulman (Cuidei que tinha morrido et d’autres).
Pedro Homem de Mello était un homme extraordinaire. Il avait une manière d’être portugais qui me plaisait. Il avait un amour profond pour le Portugal. Il aimait la musique de sa région, c’était un homme à ma façon. Et un grand poète. Quand il donnait le meilleur de lui-même il égalait García Lorca. […] Tous les textes de lui que je chante sont beaux, je ne saurais même pas dire lequel je préfère.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 97. Non traduit (traduction L. & L.).
Amália éprouvait elle aussi cet « amour profond pour le Portugal » qu’elle reconnaît au poète et dont elle voyait en Povo que lavas no rio une expression idéale. Née dans un milieu des plus modestes, obligée de travailler très jeune et n’ayant donc reçu qu’une éducation sommaire, elle s’était acquis dès ses premiers succès une aisance matérielle confortable. Peu à peu, s’affirmant comme une personnalité importante de son pays, elle a pu évoluer dans des cercles artistiques et même intellectuels bien éloignés de l’environnement de son enfance. Elle avait le goût de la poésie ; elle en était une lectrice avisée.
C’est à dire que son parcours était en quelque sorte l’inverse de celui de Pedro Homem de Mello : aujourd’hui on la qualifierait de « transclasse ». Elle-même se déclarait inculte et n’a jamais renié ses origines, bien au contraire : elle ne manquait pas une occasion de rappeler qu’elle était issue du peuple. Il lui est arrivé de s’en faire une arme, par exemple lors de l’incroyable polémique suscitée en 1965, notamment au sein d’une certaine élite intellectuelle conservatrice, par le fait qu’elle se soit autorisée à chanter Camões, le « poète national » :
J’ai chanté ces poèmes parce qu’ils me plaisaient. Les vers que les poètes écrivent sont là pour être chantés et pour qu’on les fasse connaître. Les poètes appartiennent au peuple : moi je suis du peuple !
Amália Rodrigues (1920-1999). Extrait de l’article Amália canta Camões: acha bem? Acha mal? [« Amália chante Camões : d’accord ? Pas d’accord ? »], dans : Diário Popular, Lisboa, 23 octobre 1965. Traduction L. & L.
Elle a cru que l’amour passionné qu’elle portait au Portugal et à son « peuple » lui était rendu dans une aussi grande mesure. L’avènement, le 25 avril 1974, de la Révolution des œillets et l’effervescence qui s’est ensuivie avec ses désirs de vindicte l’ont dessillée en quelques jours. Rumeurs malveillantes sur son prétendu lien avec l’ancien régime et sa police politique (qui la tenait quant à elle pour une sympathisante communiste), attaques, perfidies, abandon de la part d’anciens amis, ostracisme, insultes, l’ont laissée stupéfaite et durablement meurtrie. « Mais pourquoi tout ça ? Pourquoi tant de haine ? » s’interroge-t-elle dans son autobiographie. « J’y ai perdu toute ma naïveté. » Cette colère, qui lui est restée jusqu’à sa mort, intacte, s’exerçait exclusivement à l’endroit de ceux qui ont tenu le haut du pavé après le 25 avril, grosso modo pendant la période du « PREC » (Processo Revolucionário Em Curso, le « Processus révolutionnaire em cours », qui a pris fin avec l’adoption de la nouvelle constitution en avril 1976). Car, se récriait-elle, « le public ne m’a jamais abandonnée. »
Il n’y a que le public qu’ils n’ont pas réussi à monter contre moi. Dès le mois de juin [1974] je suis allée chanter au Coliseu* et, dès que je suis entrée en scène, le public s’est levé pour m’applaudir. Le public ne m’a jamais abandonnée.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 163. Non traduit (traduction L. & L.).*Le Coliseu dos Recreios, l’une des plus grandes salles de spectacle de Lisbonne. Amália fait référence à « Somos a canção que somos » (« Nous sommes la chanson que nous sommes »), un spectacle collectif organisé dans cette salle le 4 juillet 1974 par le Syndicat des artistes de théâtre, auquel elle a participé et où elle a, en effet, été particulièrement applaudie.
L’amie du peuple
La tempête a fini par s’apaiser. En 1986, au cours des entretiens dont allait résulter son autobiographie (publiée l’année suivante), elle avait ce propos assez singulier :
Il y a beaucoup d’amitié entre le peuple portugais et moi. Je fais partie des amis des Portugais, ils ne me voient pas comme artiste. C’est à cela que j’attache le plus de prix. Quand ils me voient, ils comprennent que celle qui est là, qui chante de cette façon-là, avec ce visage-là, ne peut pas être éloignée d’eux, que c’est forcément quelqu’un de très proche.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 181. Non traduit (traduction L. & L.).
À l’époque, le vent a déjà tourné et souffle en sa faveur. Les reconnaissances officielles dont l’État portugais commence à l’honorer, à partir de 1980, le confirment. De tous côtés les hommages se multiplient et, lorsqu’elle investit en 1985 le Coliseu dos Recreios de Lisbonne pour son premier véritable récital dans la capitale, elle y est accueillie en triomphe.
En 1987, dans le même théâtre, elle vit une apothéose. La télévision a enregistré ce récital, publié en outre par sa maison de disques, quelques mois plus tard, sous la forme d’un triple album. Le public en adoration, indifférent à l’altération flagrante de sa voix, l’accompagne de son exaltation tout au long du spectacle, dont le clou est un Povo que lavas no rio poignant, porté à maintes reprises, pendant son exécution, par les applaudissements et les clameurs. Le fado achevé, le public est dans un état de folie. Elle reste immobile, interdite, telle une madone en son sanctuaire. Des fleurs blanches aux tiges aussi grosses que des poireaux sont projetées depuis les premiers rangs vers le proscenium où elles retombent comme une écume, à ses pieds, sur sa robe. Le tumulte est celui d’un ébranlement. Parfois elle se retourne vers ses guitaristes, on la voit chasser une larme à une ou deux reprises. Elle ne parvient à prononcer son habituel Muito obrigada!, « Merci beaucoup ! » qu’au bout d’une minute vingt d’acclamations de la foule, qui se met alors à scander « Amália ! Amália ! Amália ! » (voir la vidéo ici).
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & Pinto Varela, guitare portugaise ; António Moliças, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Lisbonne, Coliseu dos recreios, 3 avril 1987.
Extrait de l’album : Coliseu, Lisboa, 3 de Abril 1987 / Amália. Portugal, Valentim de Carvalho, ℗ 1987.
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Il faut qu’elle dise quelque chose. Alors, elle évoque une réponse qu’elle donne toujours, qu’elle a toujours donnée, depuis le début, et qu’elle donne encore ce soir-là ; elle ne dit pas à quelle question.
Há muito tempo, há quarenta e sete anos que ando a dizer a mesma coisa e dizem que eu sempre respondo a mesma coisa. Hoje tenho que responder sempre a mesma coisa. Acho que vocês, graças a Deus, graças a Deus, graças a Deus, gostam de mim. E eu gosto de vocês. Muito obrigada.
Amália Rodrigues (1920-1999). [Adresse au public, après le fado « Povo que lavas no rio »], extrait du récital donné par la chanteuse le 3 avril 1987 au Coliseu dos Recreios, Lisbonne, publié dans l’album : Coliseu, Lisboa, 3 de Abril 1987, Portugal, V. de Carvalho, ℗ 1987.Il y a longtemps, il y a 47 ans que je dis la même chose, qu’on dit que je réponds toujours la même chose. Aujourd’hui je ne peux que répondre encore la même chose : Je pense que vous, Dieu merci, Dieu merci, Dieu merci, vous m’aimez. Et moi je vous aime. Merci beaucoup.
Amália Rodrigues (1920-1999). [Adresse au public, après le fado « Povo que lavas no rio »], extrait du récital donné par la chanteuse le 3 avril 1987 au Coliseu dos Recreios, Lisbonne, publié dans l’album : Coliseu, Lisboa, 3 de Abril 1987, Portugal, V. de Carvalho, ℗ 1987. Traduction L. & L.
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Discographie
Liste des enregistrements publiés (au 4 mars 2023) de Povo que lavas no rio par Amália Rodrigues, ordonnés par date d’enregistrement.
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À suivre.
Fado Vitória. 4. Povo que lavas no rio (Amália) [1ère partie]
Voir aussi :
- Fado Vitória. 1. Joaquim Campos, Camané, Maria Alice
- Fado Vitória. 2. Maria Teresa de Noronha, José Porfírio
- Fado Vitória. 3. Igreja de Santo Estêvão
- Fado Vitória. 5. Povo que lavas no rio (Amália) [2e partie]
- Fado Vitória. 6. D’autres Povo que lavas no rio
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« Senhoras e senhores […], vão ouvir a expressão máxima do Fado, Amália Rodrigues! » : « Mesdames et messieurs […], vous allez entendre l’expression suprême du Fado, Amália Rodrigues ! » C’est ainsi que Filipe Pinto, fadiste lui-même, annonçait Amália au public lisboète du Café Luso en 1955 (lors d’un récital enregistré, publié près de vingt ans plus tard).
« L’expression suprême du Fado »
À visionner cette vidéo de piètre qualité, dont le son et l’image sont désynchronisés, on souscrira sans doute à l’éloge et, à son tour, on reconnaîtra dans l’art d’Amália Rodrigues « l’expression suprême du Fado » :
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Captation : [Taunton, Massachusets (États-Unis)?], [10 juin 1977?].
Vidéo : aucune donnée. Document issu du matériel recueilli par le réalisateur Bruno de Almeida pour son film The art of Amália (1999).
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Oui, le Povo que lavas no rio d’Amália Rodrigues est un sommet de l’histoire du fado. À lui seul il en est un condensé ; il est une réponse de facto à la question : « Qu’est-ce que le fado ? ».
Le poème, dont le titre peut se traduire par « Peuple, qui laves dans l’eau du fleuve », est chanté sur la musique du Fado Vitória de Joaquim Campos, comme O rouxinol do choupal de José Porfírio, Igreja de Santo Estêvão de Fernando Maurício et d’autres (voir les billets précédents). Mais est-ce encore le Fado Vitória ? C’est lui sans doute, renouvelé par la force intrinsèque (et les appuis rythmiques) du poème avec lequel Amália l’a combiné, transfiguré surtout par la ferveur de son interprétation qui n’a cessé de se réinventer au contact du public, au fil des spectacles donnés ici ou là, devant des parterres de spectateurs qui, souvent, ne comprenaient pas le portugais.
Une fois, à Paris, j’ai été ovationnée debout par un théâtre entier avec « Povo que lavas no rio », alors même que les gens ne comprenaient pas les paroles. Ça s’est produit. Et ce genre de prodige, voilà ce qu’est le fado.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 96-97. Non traduit (traduction L. & L.).
Les Portugais ont découvert Povo que lavas no rio lors d’un récital télévisé diffusé un soir d’octobre 1961, soit près d’un an avant la publication sur disque de son enregistrement en studio.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; José Nunes, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare.
Extrait de l’émission Amália Rodrigues, réalisation Fernando Frazão, diffusée le 6 octobre 1961 à la télévision portugaise. Enregistrement : Lisbonne, studios de la RTP à Lumiar, septembre 1961. Production : Portugal, RTP (Rádio e Televisão de Portugal), 1961.
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Povo que lavas no rio
Que talhas com o teu machado
As tábuas do meu caixão,
Pode haver quem te defenda
Quem compre o teu chão sagrado
Mas a tua vida não.
Peuple, qui laves dans l’eau du fleuve,
Toi dont la hache abat
Le bois de mon cercueil,
Certains peut-être te défendront,
D’autres achèteront ton sol sacré,
Mais ta vie — non !
Fui ter à mesa redonda
Beber em malga que esconda
O beijo de mão em mão.
Era o vinho que me deste
Água pura, fruto agreste
Mas a tua vida não.
Je me suis rendu à la table ronde,
J’y ai bu au bol qui dissimule
Le baiser, de main en main…
Tu m’as donné le vin,
L’eau pure, le fruit sauvage,
Mais ta vie — non !
Aromas de urze e de lama
Dormi com eles na cama
Tive a mesma condição.
Povo, povo, eu te pertenço
Deste-me alturas de incenso,
Mas a tua vida não.
Arômes de bruyère et de boue !
C’est avec eux que j’ai dormi…
J’ai partagé leur condition.
Peuple ! Peuple ! Je t’appartiens.
Tu m’as donné des cieux d’encens,
Mais ta vie — non !
Pedro Homem de Melo (1904-1984). Povo que lavas no rio, adapté de Povo, extrait du recueil Miserere (1948).
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.Pedro Homem de Melo (1904-1984). Peuple, qui laves dans l’eau du fleuve, trad. par L. & L. de Povo que lavas no rio, adapté de Povo (« Peuple »), extrait du recueil Miserere (1948).
« Un fado molto speciale »
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Rome, Teatro Sistina, 15 novembre 1976.
Extrait de l’album : Amália in teatro. Italie, EMI, ℗ 1978.
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En 1976, au cours d’un récital au Teatro Sistina de Rome, s’exprimant dans un italien émaillé d’imperfections mais assez fluide et tout à fait compréhensible, Amália introduisait ainsi l’une des plus belles versions enregistrées de Povo que lavas no rio (à écouter ci-dessus) :
[Transcrit sans corrections] Questo è un fado. Un fado classico, il fado più serioso. Questo è un fado molto speciale, è un fado molto dai portoghesi, più che gli altri, perché è un fado che non c’è melodia, bisogna inventarla ogni volta che si canta, è un improvviso fra i chitarristi e il cantante. Questo è il fado che ha dato il senso alla parola ‘fado’. ‘Fado’ viene della parola latina ‘fatum’: ‘destino’. Vuol dire quando si parla di un destino brutto, un destino cattivo, triste, e sempre si dice ‘è stato il mio fado’. Vuol dire che non si può cambiare. Questo parla del popolo — ‘povo’ vuol dire ‘popolo’ — che lava…, che lava en el fiume, lava no rio. « Povo que lavas no rio ».
Amália Rodrigues (1920-1999). [Introduction au fado « Povo que lavas no rio »], extrait du récital donné par la chanteuse le 15 novembre 1976 au Teatro Sistina, Rome, publié dans l’album : Amália in teatro, Italie, EMI, ℗ 1978.Voici un fado. Un fado classique, le fado le plus sérieux. C’est un fado très spécial, un fado qui parle surtout aux Portugais, plus qu’aux autres, parce que c’est un fado sans mélodie, il faut l’inventer à mesure qu’on chante, c’est une improvisation entre chanteur et guitaristes. Ce fado est celui qui a donné son sens au mot « fado ». « Fado » vient du latin « fatum » : « destin ». C’est à dire un destin sombre, mauvais, triste. On dit toujours « c’était mon fado », ce qui veut dire qu’on ne peut pas changer le cours des choses. Ce fado parle du peuple — « povo » veut dire « peuple » — qui lave…, qui lave dans le fleuve, lave no rio. « Povo que lavas no rio ».
Amália Rodrigues (1920-1999). [Introduction au fado « Povo que lavas no rio »], extrait du récital donné par la chanteuse le 15 novembre 1976 au Teatro Sistina, Rome, publié dans l’album : Amália in teatro, Italie, EMI, ℗ 1978. Traduction L. & L.
Ainsi, d’après elle, Povo que lavas no rio occuperait une place particulière dans l’histoire générale du fado : « Ce fado est celui qui a donné son sens au mot fado ». C’est évidemment un peu exagéré. Comme s’il avait fallu attendre 1960 et son intervention pour que le mot fado prenne son sens ; ses collègues ont dû apprécier. Mettons que sa maîtrise imparfaite de la langue italienne soit responsable de cet accès de pétulance. En revanche celui-ci : « [Povo que lavas no rio] est un fado sans mélodie, il faut l’inventer à mesure qu’on chante, c’est une improvisation entre chanteur et guitaristes » est délibéré : c’était dans sa bouche une sorte de leitmotiv, qu’on retrouve dans son autobiographie et dans diverses interviews. Or s’il existe un fado traditionnel dont la mélodie soit nettement caractérisée, c’est bien le Fado Vitória, la composition de Joaquim Campos utilisée pour Povo que lavas no rio.
Mais il est vrai qu’à chaque fois qu’elle donnait ce fado, et elle le donnait souvent, Amália cherchait à en varier l’interprétation, y compris en intervenant sur la ligne mélodique.
On pourra en juger en écoutant successivement ces deux extraits de son récital donné à l’Olympia, à Paris, du 13 au 26 mai 1975, captés lors de deux soirées différentes. Dans le premier surtout, on la sent désireuse de s’échapper de la mélodie — pas toujours avec bonheur, du reste (dans l’un et l’autre elle semble fatiguée, plus qu’à Rome l’année suivante).
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Paris, Olympia, du 13 au 26 mai 1975.
Première publication dans le coffret Amália em Paris. Portugal, Valentim de Carvalho, ℗ 2020.
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Le cante grande
Les allégations de la chanteuse quant au « fado sans mélodie », qui serait « une improvisation entre chanteur et guitaristes » font écho à un thème récurrent dans ses propos : le fado comme parent du flamenco et, plus généralement, au tropisme espagnol qui semble l’avoir gouvernée toute sa vie. Son premier voyage à l’étranger, en 1943, l’a conduite à Madrid où elle a pu assister à un spectacle de flamenco dont elle dit qu’il a produit sur elle une impression considérable et durable.
Ce premier voyage en Espagne a eu une grande influence sur moi, parce que j’y ai assisté à un spectacle de flamenco et que je suis tombée amoureuse de cette musique. Voilà pourquoi j’aime chanter la chanson espagnole. Tout ce répertoire espagnol que je me suis construit est le produit de ce voyage-là.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 64. Non traduit (traduction L. & L.).
Son catalogue « d’espagnolades » comme elle disait elle-même, emprunté aux vedettes espagnoles des années quarante, cinquante, comme Lola Flores (1923-1995) ou Conchita Piquer (1908-1990), n’était pas très fourni, mais il était mis à contribution avec régularité lors de ses concerts. Une ou deux chansons par récital, surtout en dehors du Portugal où elle craignait qu’un excès de fados n’ennuie les publics. Elle choisissait des morceaux rapides comme Tani, créé dans les années 1940 par Pepe Blanco (1911-1981), ou El Porompompero, une célèbre rumba du répertoire de Manolo Escobar (1931-2013), dont l’énergie embrasait la salle la plus engourdie.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • El Porompompero. José Antonio Ochaíta & Xandro Valerio, paroles ; Juan Solano Pedrero, musique.
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Paris, Olympia, du 13 au 26 mai 1975.
Première publication dans le coffret Amália em Paris. Portugal, Valentim de Carvalho, ℗ 2020.
Amália Rodrigues (1920-1999) • Tani. Francisco Muñoz Acosta, paroles ; Genaro Monreal Lacosta , musique.
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Rome, Teatro Sistina, 5 mars 1973.
Première publication dans l’album Amália em Itália. Portugal, Valentim de Carvalho, ℗ 2017.
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Elle n’avait aucun doute quant à ses aptitudes en la matière : elle-même se jugeait excellente dans le répertoire espagnol — au diable la fausse modestie.
Si j’avais pu passer un an en Espagne […] je n’aurais pas craint de me confronter à n’importe quelle chanteuse espagnole. Mon amour pour cette musique est tel qu’à mon avis j’aurais pu parvenir jusqu’au « cante jondo ». […] En Espagne il y a une ambiance d’exaltation, qui décolle presque. […] Une atmosphère qui aurait convenu à ma voix bien mieux que le fado. Je n’échangerais pas le fado contre le chant espagnol, mais j’aurais aimé avoir pu chanter les deux. En vérité, je me considère une chanteuse ibérique.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 66. Non traduit (traduction L. & L.).
Consciente de ses limites, elle s’en est tout de même tenue à la copla et ne s’est jamais aventurée dans le cante grande, ou cante jondo — le « chant profond » —, la forme la plus ancienne du chant flamenco, qui vient du fond de l’être, du fond de l’âme. Non, mais elle considérait que son Povo que lavas no rio était un équivalent portugais du grand chant andalou et que, par elle, le fado entrait en syntonie avec le flamenco.
Cette mélodie, le « Fado Vitória », du fadiste Joaquim Campos, est très belle. C’est le « cante grande », un chant dramatique. C’est une mélodie en gamme espagnole*, une musique qui me donne de la liberté, qui me permet d’improviser et dans laquelle je peux pénétrer. Je chante toujours « Povo que lavas no rio », je ne m’en lasse jamais parce que j’essaie toujours de naviguer dans d’autres eaux, de voir si je peux tirer autre chose de tel mot, de tel motif musical. Je peux jurer que je ne l’ai jamais chanté deux fois de le même manière.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 96. Non traduit (traduction L. & L.).*La « gamme espagnole » est un mode, c’est à dire une échelle musicale qui se caractérise par un enchaînement d’intervalles particulier ; il existe à vrai dire plusieurs définitions, non concordantes, de la « gamme espagnole ». Voir par exemple : La escala española, dans : « Pentamúsica », 2 août 2020 (en espagnol).
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À suivre.
Fado Vitória. 3. Igreja de Santo Estêvão
Voir aussi :
- Fado Vitória. 1. Joaquim Campos, Camané, Maria Alice
- Fado Vitória. 2. Maria Teresa de Noronha, José Porfírio
- Fado Vitória. 4. Povo que lavas no rio (Amália) [1ère partie]
- Fado Vitória. 5. Povo que lavas no rio (Amália) [2e partie]
- Fado Vitória. 6. D’autres Povo que lavas no rio
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Igreja de Santo Estêvão (« Église Saint-Étienne ») est l’un des emplois les plus connus de la musique du Fado Vitória de Joaquim Campos.
Bien qu’il n’en soit pas le créateur, ce fado est resté associé au nom de Fernando Maurício (1933-2003), un fadiste authentiquement populaire qui a ses admirateurs. Pour eux il est o Rei, « le Roi ». Né en plein cœur de la Mouraria, l’un des anciens quartiers maures de Lisbonne, et même dans la Rua do Capelão (rue du Chapelain), celle-là même où la légendaire Maria Severa (1820-1846) avait vu le jour, il chantait déjà à l’âge de huit ans. On apprécie généralement son timbre plein et son style de chant très lyrique.
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Fernando Maurício (1933-2003) • Igreja de Santo Estêvão. Gabriel de Oliveira, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Fernando Maurício, chant ; João Alberto & Manuel Mendes, guitare portugaise ; Eduardo César, guitare ; Raul Silva, basse acoustique. Enregistrement : Lisbonne, Estúdio Musicorde, années 1960.
Portugal, [196?].
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Na igreja de Santo Estêvão
Junto ao cruzeiro do adro
Houve em tempos guitarradas
Não há pincéis que descrevam
Aquele soberbo quadro
Dessas noites bem passadas
À Saint-Étienne autrefois,
Près du crucifix du parvis
Se tenaient des « guitarradas ».
Aucun pinceau ne peut rendre
Le superbe tableau
De ces nuits si palpitantes.
Mal que batiam trindades
Reunia a fadistagem
No adro da santa Igreja
Fadistas, quantas saudades
Da velha camaradagem
Que já não há quem a veja
À peine l’angélus sonné,
Se rassemblait la compagnie
Sur le parvis de l’église.
Fadistes, quelle nostalgie
De cette ancienne camaraderie
Qui aujourd’hui a disparu !
Santo Estêvão, padroeiro
Desse recanto de Alfama
Faz o milagre sagrado
Que voltem ao teu cruzeiro
Esses fadistas de fama
Que sabem cantar o fado
Saint Étienne, saint patron
De ce petit coin d’Alfama,
Accomplis le miracle sacré :
Que reviennent sur ton parvis
Tous ces fadistes de renom
Qui savent chanter le fado !
Gabriel de Oliveira (1891-1953). Igreja de Santo Estêvão (19??).
Gabriel de Oliveira (1891-1953). Église Saint-Étienne, trad. par L. & L. de Igreja de Santo Estêvão (19??).
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On peut penser que Fernando Maurício a entendu Povo que lavas no rio, qu’Amália chantait depuis le début des années 1960 sur ce même Fado Vitória. Elle y mettait tout le poids et le sentiment dramatique requis par le poème de Pedro Homem de Mello qu’elle avait choisi. Les vers de Gabriel de Oliveira, que chante Maurício, ne composent au fond qu’une scène de genre et n’ont pas besoin d’un engagement aussi intense. Par ailleurs, pour un fadiste de Lisbonne, Fernando Maurício n’est pas un champion de l’agilité vocale, de sorte que les mélismes qu’il exécute sur le dernier vers (Que sabem cantar o fado) sont un peu laborieux.
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À suivre.
Fado Vitória. 2. Maria Teresa de Noronha, José Porfírio
Voir aussi :
- Fado Vitória. 1. Joaquim Campos, Camané, Maria Alice
- Fado Vitória. 3. Igreja de Santo Estêvão
- Fado Vitória. 4. Povo que lavas no rio (Amália) [1ère partie]
- Fado Vitória. 5. Povo que lavas no rio (Amália) [2e partie]
- Fado Vitória. 6. D’autres Povo que lavas no rio
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Avec Maria Teresa de Noronha (1918-1993) on pénètre dans le territoire de l’excellence du chant, un Olympe du fado où ne résident que les étoiles de première magnitude. Étant issue d’une famille d’aristocrates, comtesse par son mariage, cette styliste incomparable ne se produisait en public que lors d’occasions extraordinaires. En revanche elle a enregistré des disques et, fait exceptionnel, elle a produit pendant plus de vingt ans, à la radio publique portugaise, une série intitulée Fados e guitarradas qui passait toutes les deux semaines. Chaque émission comportait une « guitarrada » (c’est à dire un instrumental) et trois fados chantés (par elle). C’est avec la dernière de Fados e guitarradas, diffusée le 25 décembre 1962, jour de Noël, qu’elle a mis fin à sa carrière, au sommet de son savoir-faire. Le programme s’ouvrait sur le Fado da verdade (« Fado de la vérité »), chanté sur la musique du Fado Vitória.
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Maria Teresa de Noronha (1918-1993) • Fado da verdade. António de Bragança, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Maria Teresa de Noronha, chant ; Raul Nery & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Joaquim do Vale & Júlio Gomes, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement : Lisbonne, studios de l’Emissora Nacional de Radiodifusão, 25 décembre 1962. Réalisé et diffusé en direct à la radio.
Première publication : Mara Teresa de Noronha : inéditos para a história do fado. Portugal, Estoril, ℗ 1995.
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Houve alguém que disse um dia
Que o fado adormecia
Os que ouvissem seus gemidos
Que o fado tira energias
Que nos leva as alegrias
Que é uma canção de vencidos
Quelqu’un a dit un jour
Que le fado endort
Ceux qui écoutent ses gémissements ;
Que le fado prive d’énergie,
Qu’il nous ôte toute joie,
Que c’est une chanson de vaincus.
É heresia, é pecado
Dizer tal coisa do fado
Fazer tal afirmação
Se o fado é triste cantar
Ele apenas faz chorar
A quem tem um coração
Quelle hérésie ! C’est un péché
De parler ainsi du fado,
De faire pareille affirmation.
Si le fado est un chant triste,
Il ne fait pleurer
Que ceux qui ont un cœur.
E quem do fado diz mal
Não nasceu em Portugal
Ou sem querer, falta à verdade
O fado, cantar tão terno
Não acaba e é eterno
Para nossa felicidade
Celui qui du fado dit du mal
N’est pas né au Portugal,
Ou bien c’est qu’il ignore la vérité.
Le fado, ce chant si tendre,
Est éternel, inépuisable,
Pour notre plus grand bonheur.
Não faz ninguém infeliz
Abençoado País
Que tem tal preciosidade
Do amor, ele é irmão
Tem por pai o coração
E por mãe tem a saudade
Il ne fait le malheur de personne.
Pays béni,
Celui qui possède un tel trésor !
Le fado est frère de l’amour.
Il a pour père le cœur
Et pour mère la saudade.
António José de Bragança (1895-1964). Fado da verdade.
.António José de Bragança (1895-1964). Fado de la vérité, trad. par L. & L. de Fado da verdade.
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Maîtrise absolue de la conduite du chant, des nuances dynamiques, du rubato. Suprême élégance. Le texte, comme souvent, est le point faible. Peut-être faut-il voir dans cette défense du fado un épilogue à l’entière carrière, une forme de testament. Le postulat contre lequel il plaide : « Houve alguém que disse um dia / Que o fado […] é uma canção de vencidos » (« Quelqu’un a dit un jour / Que le fado […] est une chanson de vaincus ») fait clairement référence à un ouvrage paru en 1936 : O Fado, canção de vencidos (« Le fado, chanson de vaincus »), transcription de huit causeries radiophoniques diffusées sur l’antenne de l’Emissora Nacional, la radio publique, celle-là même où Maria Teresa de Noronha allait, seulement quelques années plus tard, commencer ses propres émissions. L’auteur, un certain Luís Moita (1894-1967), fervent partisan de l’Estado novo, germanophile, y fustige le fado — genre musical dégénéré, bâtard, contraire aux valeurs de l’État, d’ailleurs d’origine étrangère (brésilienne) — et surtout ses effets délétères sur la population. Son livre est dédié à la Mocidade Portuguesa, un mouvement de jeunesse créé cette même année 1936 par le régime.
En 1962, il est évident que le fado, très encadré, n’est plus regardé en haut lieu d’un œil aussi hostile, de sorte que le Fado da verdade paraît quelque peu anachronique. Mais puisqu’on nous y invite, retournons au tournant des années 20 et 30, avec, à nouveau, un emploi précoce du Fado Vitória avec O rouxinol do choupal (« Le rossignol dans les peupliers »), d’inspiration bucolique, enregistré en 1929 par José Porfírio, fadiste à la courte carrière, décédé en 1940 à l’âge de 31 ans.
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José Porfírio (1909?-1940) • O rouxinol do choupal. Fernando Telles, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
José Marques, guitare portugaise ; Martins [sic] d’Assunção [c’est à dire : Martinho d’Assunção], guitare.
Enregistrement : Lisbonne, 20 juin 1929. Portugal, 1929.
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Ainda o céu não mostra o dia
Já mostrou o choupal
Da linda estrada aldeã
O rouxinol desafia
A toutinegra real
Que espera a luz da manhã
Le jour n’est pas encore levé
Qu’on voit déjà les peupliers
Bordant la route campagnarde.
Le rossignol y défie
La fauvette orphée
Qui attend la lumière du matin.
Quando à linda luz do sol
Oiço o meu amor cantar
Com sua voz feiticeira
Julgo ouvir o rouxinol
Numa noite de luar
Junto à fonte ou na ribeira
Quand, dans les vifs rayons du soleil
J’entends mon amour chanter
De sa voix ensorcelante,
Je crois entendre le rossignol
Une nuit de pleine lune,
Au bord de la fontaine ou du ruisseau.
Quem me dera possuir
A voz que o rouxinol tem
Sem ter outro que o afronte
Havia-de conseguir
Entreter-me com o meu bem
Na ribeira junto à fonte
Ah, comme j’aimerais avoir
La voix du rossignol,
Que nul ne peut affronter !
Je pourrais alors
M’entretenir avec mon amour
Au bord du ruisseau ou de la fontaine.
Fernando Telles (ou Teles). O rouxinol do choupal (1929).
.
.Fernando Telles (ou Teles). Le rossignol dans les peupliers, trad. par L. & L. de O rouxinol do choupal (1929).
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À suivre.
Fado Vitória. 1. Joaquim Campos, Camané, Maria Alice
Voir aussi :
- Fado Vitória. 2. Maria Teresa de Noronha, José Porfírio
- Fado Vitória. 3. Igreja de Santo Estêvão
- Fado Vitória. 4. Povo que lavas no rio (Amália) [1ère partie]
- Fado Vitória. 5. Povo que lavas no rio (Amália) [2e partie]
- Fado Vitória. 6. D’autres Povo que lavas no rio
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Joaquim Campos (1911-1981 ou 1899-1979), compositeur du Fado Vitória. Collection Museu do Fado (Lisbonne).
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De toutes les musiques de fados « traditionnels » (« castiços »), celle connue sous le nom de Fado Vitória est l’une des plus célèbres, pour avoir été chantée par Amália Rodrigues sur des vers extraits de Povo (« Peuple »), un poème de Pedro Homem de Mello. Povo que lavas no rio (« Peuple, qui laves dans l’eau du fleuve »), l’un des morceaux les plus renommés du répertoire d’Amália, est aussi sans aucun doute l’un des sommets de l’art du fado. Un billet y sera consacré dans quelques jours.
Pour se mettre cette musique dans l’oreille, en voici un emploi (presque) contemporain : Esta contínua saudade (« Cette continuelle saudade »), extrait du premier album de Camané, Uma noite de Fados (1995) :
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Camané • Esta contínua saudade. Vasco de Lima Couto, paroles ; Joaquim Campos (Fado Vitória).
Camané, chant ; Paulo Parreira & António Parreira, guitare portugaise ; Carlos Manuel, guitare ; Pedro Nóbrega , basse acoustique ; José Mário Branco, arrangement.
Extrait de l’album : Uma noite de Fados / Camané. Enregistrement : Lisbonne, Galeria Valentim de Carvalho, du 9 au 12 janvier 1995. Enregistré dans les conditions du direct. Portugal, EMI – Valentim de Carvalho, ℗ 1995.
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Esta contínua saudade
Que me afasta do que digo
E me deserta do amor
Tem uma voz e uma idade
Contra as quais eu não consigo
Mais força que a minha dor
Cette continuelle saudade,
Qui m’éloigne de ce que je dis
Et tarit en moi tout amour,
Possède une voix et un âge
Contre lesquels je ne dispose
D’autre force que ma douleur.
Esta contínua e perigosa
Saudade que prende a mágoa
E enfraquece o entendimento
É uma fonte rigorosa
Onde eu bebo a angústia d’água
Que me assombra o pensamento
Cette continuelle et dangereuse
Saudade, qui retient la peine
En éteignant le jugement,
Est cette source rigoureuse
À laquelle je bois l’angoisse
Qui noircit mes pensées.
Mas para um tempo tão puro
Como é o de esperar
O sonho no olhar que trazes
É que eu no vento procuro
Todo o bem que posso dar
Em todo o mal que me fazes
Mais pendant un temps aussi pur
Que l’est celui de l’attente,
Il y a dans ton regard un rêve
De moi qui cherche dans le vent
Tout le bien que je peux tirer
De tout le mal que tu me fais.
Vasco de Lima Couto (1924-1980). Esta contínua saudade.
.Vasco de Lima Couto (1924-1980). Cette continuelle saudade, trad. par L. & L. de Esta contínua saudade.
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Le Fado Vitória (ou Victória) remonte aux années 1920, une décennie cruciale pour l’histoire du Portugal en raison de l’installation de la dictature — laquelle affecte à son tour le devenir du fado, déjà en pleine mutation pour d’autres raisons. Il est l’œuvre d’un fadiste, Joaquim Campos (1911-1981 ou 1899-1979 selon les sources), un homme dont les photos trahissent la physionomie un peu mastoc et qu’Amália tenait pour l’un des trois plus grands compositeurs de fado castiço :
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[…] existem três grandes compositores no meio do fado : o Armandinho, o Alfredo Marceneiro e o Joaquim Campos. Gosto muito de cantar a música deles.
Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 137.[…] il existe trois grands compositeurs dans le milieu du fado : Armandinho, Alfredo Marceneiro et Joaquim Campos. J’aime beaucoup chanter leurs musiques.
Traduction L. & L.
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Outre le Fado Vitória, Amália, de fait, a eu recours à plusieurs de ses musiques, parmi lesquelles le Fado Tango (pour Cansaço, « Lassitude » — autre joyau de son répertoire).
On ignore l’origine du nom de ce fado. Quelques hypothèses ont été formulées, certaines fantaisistes (la composition aurait été achevée au moment de la victoire des alliés, mettant fin à la Première guerre mondiale). Plus simplement, Vitória pourrait être le prénom de sa dédicataire.
Quant à la métrique, le Fado Vitória est fait pour des sextilhas (« sizains », ou strophes de six vers), chacune subdivisée en deux tercets de sept pieds. Ce détail a de l’importance, vu que le développement de la mélodie tient compte de la répétition obligatoire de chacun des tercets, comme on l’entend dans Esta perpétua saudade ; en outre, les rimes se répondent d’un tercet à l’autre (en principe, les deux premières rimes de chaque tercet sont sensées être identiques, ce qui n’est pas le cas ici) :
Esta contínua saudade
Que me afasta do que digo
E me deserta do amor
(bis)
Tem uma voz e uma idade
Contra as quais eu não consigo
Mais força que a minha dor
(bis)

Maria Alice (1904-1996), années 1930.
Les premiers enregistrements disponibles du Fado Vitória sont datés de 1929. Voici par exemple celui de Maria Alice (1904-1996), qui n’était pas encore l’épouse de l’éditeur Valentim de Carvalho, propriétaire de la maison de disques du même nom. Dans son style très daté (on croirait entendre Mistinguett en portugais), elle chante ce fado sur des paroles de Frederico de Brito, dit « Britinho » (1894-1977), qui, bien plus tard, allait contribuer au répertoire d’Amália avec Carmencita, Antigamente et plusieurs autres textes. O louco (« Le fou »), connu aussi sous le titre Sombras da noite escura (« Ombres de la nuit brune ») évoque un homme rendu fou d’amour : Lá vai um pobre tolinho / A cantar pelo caminho / De olhos pregados no chão / Como quem reza e procura / Nas sombras da noite escura / Uma perdida ilusão (« Voyez ce pauvre fou / Qui chante en marchant, / Les yeux rivés au sol / Comme s’il priait et cherchait / Dans les ombres de la nuit brune / Une illusion perdue »).
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Maria Alice (1904-1996) • O Louco ou Sombras da noite escura. [Joaquim] Frederico de Brito (Britinho), paroles ; Joaquim Campos (Fado Vitória).
Maria Alice, chant ; accompagnement de guitare portugaise et de guitare (instrumentistes non identifiés).
Enregistrement : Lisbonne, 1929. Portugal, 1929.
………
Cependant Joaquim Campos a enregistré lui-même son Fado Vitória en 1930, à Madrid, sur un poème sans titre. Son art, très différent de celui de Maria Alice, se rapproche d’un style de chant plus moderne, aux effets mélodramatiques moins appuyés, tel qu’il allait se développer au cours des décennies ultérieures. Il recourt à d’autres effets, par exemple les points d’orgue expressifs dans le chant, qui reste un instant suspendu sur une même note tandis que l’accompagnement instrumental s’interrompt brièvement (cette technique allait être utilisée à grande échelle par certains fadistes, surtout par Amália Rodrigues dont c’est presque une signature).
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Joaquim Campos (1911-1981 ou 1899-1979) • Fado Victória. T.L.R. (Fernando Telles, Álvaro Leal & Henrique Rêgo), paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Joaquim Campos, chant ; João Fernandes, guitare portugaise ; Georgino de Sousa, guitare.
Enregistrement : Madrid, 1930. Portugal, [1930?].
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J’ai cherché en vain une transcription des paroles de cette chanson. Il m’a donc fallu en réaliser une moi-même, ce que j’ai fait avec beaucoup de difficulté. L’exactitude de ce qui suit n’est aucunement garantie (il est même plus que probable qu’il s’y trouve des inexactitudes).
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No seu olhar castanho e terno
São pedaços desse inferno
Dantesco todo ele abrolhos
Atrai, encanta, seduz
Afinal foi ele a cruz
Onde preguei os meus olhos
Dans son regard tendre et mordoré
Il y a des fragments de cet enfer
Dantesque, hérissé d’épines,
Qui attire, enchante et séduit,
Mais qui fut la croix
Où le mien s’est crucifié.
Porque os seus olhos castanhos
São dois calvários, dois lenhos
Para o meu olhar sereno
Que Deus pare meus desgostos
Por grande castigo aposto
Nesse seu olhar moreno
Parce que ses yeux mordorés
Sont deux calvaires, deux branches d’une croix
Pour mon regard limpide et clair,
Que Dieu mette fin à mes tourments
En déchaînant son châtiment
Sur ce regard brun qui est le sien.
Fernando Telles (ou Teles), Álvaro Leal & Henrique Rêgo. Fado Victória (192?). Fernando Telles (ou Teles), Álvaro Leal & Henrique Rêgo. Fado Victória, trad. par L. & L. de Fado Victória (192?).
………
À suivre.
بعدك على بالي [Baadak ala bali] • Fairouz, Dorsaf Hamdani
Tu occupes toujours mes pensées
Ô plus beau de tous
Ô pétale d’automne
Ô mon or précieuxTu occupes toujours mes pensées
Ô beauté fière
Ô senteur de basilic étendu
Sur les terrasses des hauteurs
عاصي الرحباني [Assy Rahbani] (1923-1986) et منصور الرحباني [Mansour Rahbani] (1925-2009). بعدك على بالي [Baadak ala bali]. Traduction Jeremy Taylor, dans le livret d’accompagnement de l’album : Dorsaf Hamdani, Barbara Fairouz, France, Accords croisés, ℗ 2013.
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فيروز [Fairuz] (née en 1934 ou 1935) • بعدك على بالي [Baadak ala bali]. Frères Rahbani (عاصي الرحباني [Assy Rahbani] et منصور الرحباني [Mansour Rahbani]), paroles & musique.
فيروز [Fairuz], chant ; الفرقة الشعبية اللبنانية = the Lebanese Group of Folkloric Arts.
Première publication : Liban, 1963..
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Tu occupes toujours mes pensées est une chanson du répertoire de Fairouz, « l’âme du Liban », écrite et composée par les frères Assy et Mansour Rahbani (respectivement son mari et son beau-frère), au début des années 1960.
La chanteuse tunisienne Dorsaf Hamdani en a enregistré une belle version en 2013, dans un album rapprochant les univers de Fairouz et de Barbara — ce qui, à mon avis, était une fausse bonne idée.
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الحمداني, درصاف [Dorsaf Hamdani] (née en 1975) • بعدك على بالي [Baadak ala bali]. Frères Rahbani (عاصي الرحباني [Assy Rahbani] et منصور الرحباني [Mansour Rahbani]), paroles & musique.
الحمداني, درصاف [Dorsaf Hamdani], chant ; Lucien Zerrad, guitare, oud ; Mohamed Lassoued, violon, oud ; Daniel Mille, accordéon ; Lofti Soua, percussions ; Daniel Mille & Lucien Zerrad, arrangements ; Daniel Mille, direction.
Extrait de l’album : Barbara Fairouz / Dorsaf Hamdani. France, ℗ 2013.
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La chanson du dimanche [29]
Le groupe est slovaque et se nomme Hrdza — pour prononcer ce nom, qui signifie « rouille » : se racler la gorge en tâchant d’y placer le son d, puis éternuer en faisant a, le tout en deux secondes au maximum ; les langues de cette région de l’Europe nécessitent une agilité buccale particulière et une musculature faciale adaptée.
La chanson est ruthène et dit : « Je suis amoureuse de Štefan / Je suis amoureuse de lui, de lui, de lui seul / Laisse-moi, maman, laisse-moi l’épouser. »
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Hrdza • Štefan. Paroles & musique traditionnelles (Ruthénie) ; Susanna Jara, Szymon Piotrowski & Slavomír Gibarti, adaptation.
Hrdza, groupe vocal et instrumental.
Extrait de l’album : Neskrotený / Hrdza. Slovaquie, ℗ 2018.
Vidéo : Jaroslav Jaris Valk, réalisation, scénario, caméra & montage ; Zuzana Kopkášová, chorégraphie ; Matúš Chovanec, cadreur.
Tourné les 21 et 22 novembre 2018 à l’hôtel Sliezsky Dom, Vysoké Tatry (Hautes Tatras, Slovaquie). Slovaquie, 2018.
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Poľubyla ja Štefana
Poľubyla-m joho, lem joho, lem joho
Dajte ňa, mamyčko, dajte ňa za ňoho
Dajte ňa za ňoho!Heja-hoja, heja, heja, hoja
Vydajte ňa, mamko moja!Jak na mene vin pohľane
To ja až zomľiju, zomľiju, zomľiju
Ja joho čekala – skazaty ne vmiju
Skazaty ne vmiju!Heja-hoja, heja, heja, hoja
Vydajte ňa, mamko moja!Bo ja sobi, ľuba mamko
Lem joho vybrala, vybrala, vybrala
Bo ja inčych chlopciv ľubyty ne znala
Ľubyty ne znalaHeja-hoja, heja, heja, hoja
Vydajte ňa, mamko moja!Vydavajte sia ďivčata
Jak vas chlopci prosiat, jak prosiat, jak prosiat
Naj vas zly jazyky v seli ne roznosiat
V seli ne roznosiat!Heja-hoja, heja, heja, hoja
Vydajte ňa, mamko moja!
Traditionnel (Ruthénie). Štefan.
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La chanson du dimanche [28]
Eivør Pálsdóttir est féroïenne. J’apprends à l’instant que la langue des Îles Féroé (føroyar) est très proche de l’islandais, mais que leurs prononciations respectives sont si différentes que la compréhension mutuelle est très difficile oralement. Vous le saviez ? Eivør Pálsdóttir, née en 1983, a déjà une longue carrière derrière elle. Trøllabundin (« Envoûtée »), dont elle est l’autrice et la compositrice, est issu de son troisième album, Eivør (2004).
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Eivør Pálsdóttir (née en 1983) • Trøllabundin. Eivør Pálsdóttir, paroles & musique.
Eivør Pálsdóttir, chant & tambour.
Vidéo : Copenhagen records, production. 2010 (mise en ligne).
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Trøllabundin eri eg eri eg
Galdramaður festi meg festi meg
Trøllabundin djúpt í míni sál í míni sál
Í hjartanum logar brennandi bál brennandi bálTrøllabundin eri eg eri eg
Galdramaður festi meg festi meg
Trøllabundin inn í hjartarót í hjartarót
Eyga mítt festist har ið galdramaðurin stóð
Eivør Pálsdóttir (née en 1983). Trøllabundin (2004).
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Bis.
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Eivør Pálsdóttir (née en 1983) • Trøllabundin. Eivør Pálsdóttir, paroles & musique.
Eivør Pálsdóttir, chant & tambour ; Vamp, groupe instrumental et vocal.
Captation (en direct et en public) : Aurland (Norvège), ferme de montagne Stigen, 2 août 2013.
Vidéo :
Production : Norvège, NRK (Norsk rikskringkasting), 2013.
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Deux chansons maritimes
… dont les titres commencent par Les goé.
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Catherine Sauvage (1929-1998) • Les goémons. Serge Gainsbourg, paroles & musique.
Catherine Sauvage, chant ; Jacques Loussier et son ensemble.
Première publication dans le disque 45 t Catherine Sauvage chante Serge Gainsbourg. France, ℗ 1962.
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Version GainsbourgAlgues brunes ou rouges,
Dessous la vague bougent
Les goémons.
Mes amours leur ressemblent.
Il n’en reste il me semble
Que goémons.
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons.
Que l’on prend, que l’on jette,
Comme la mer rejette
Les goémons.
Mes blessures revivent
À la danse lascive
Des goémons.
Dieu comme elle était belle !
Vous souvenez-vous d’elle,
Les goémons ?
Elle avait la langueur
Et le goût et l’odeur
Des goémons.
Je prie son innocence
À la sourde cadence
Des goémons.
Algues brunes ou rouges,
Dessous la vague bougent
Les goémons.
Mes amours leur ressemblent.
Il n’en reste il me semble
Que goémons.
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons.
Que l’on prend, que l’on jette,
Comme la mer rejette
Les goémons.
Version SauvageAlgues brunes ou rouges,
Dessous la vague bougent
Les goémons.
Mes amours leur ressemblent.
Il n’en reste il me semble
Que goémons.
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons.
Que l’on prend, que l’on jette,
Comme la mer rejette
Les goémons.
Mes blessures revivent
À la danse lascive
Des goémons.
Que la rive était belle
Sous la noire dentelle
Des goémons !
Nous roulâmes ensemble,
Enchaînés il me semble,
Aux goémons.
Remuant en silence
À la sourde cadence
Des goémons.
Algues brunes ou rouges,
Dessous la vague bougent
Les goémons.
Mes amours leur ressemblent.
Il n’en reste il me semble
Que goémons.
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons.
Que l’on prend, que l’on jette
Comme la mer rejette
Les goémons.Serge Gainsbourg (1928-1991). Les goémons (1962).
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Damia (1889-1978) • Les goélands. Lucien Boyer, paroles & musique.
Mme Damia, chant ; accompagnement d’orchestre ; sous la direction de M. Pierre Chagnon.
Première publication : France, 1929.
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Les marins qui meurent en mer
Et que l’on jette au gouffre amer
Comme une pierre,
Avec les chrétiens refroidis
Ne s’en vont pas au paradis
Trouver saint Pierre !Ils roulent d’écueil en écueil
Dans l’épouvantable cercueil
Du sac de toile.
Mais fidèle, après le trépas,
Leur âme ne s’envole pas
Dans une étoile.Désormais vouée aux sanglots
Par ce nouveau crime des flots
Qui tant le navre,
Entre la foudre et l’Océan
Elle appelle dans le néant
Le cher cadavre.Et nul n’a pitié de son sort
Que la mouette au large essor
Qui, d’un coup d’aile,
Contre son cœur tout frémissant,
Attire et recueille en passant
L’âme fidèle.L’âme et l’oiseau ne font plus qu’un.
Ils cherchent le corps du défunt
Loin du rivage,
Et c’est pourquoi, sous le ciel noir,
L’oiseau jette avec désespoir
Son cri sauvage.Ne tuez pas le goéland
Qui plane sur le flot hurlant
Ou qui l’effleure,
Car c’est l’âme d’un matelot
Qui plane au-dessus d’un tombeau
Et pleure… pleure !
Lucien Boyer (1876-1942). Les goélands (1905).
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