Amália Rodrigues • Sete estradas
Há sete noites seguidas,
à beira de sete estradas,
com sete olhos abertos
e sete facas à cinta,
que espero que me apareças,
para te dar sete facadas.
Armindo Rodrigues (1904-1993). As sete estradas. Dans : Romanceiro e canções de um menino perdidoVoici sept nuits entières,
Sur le bord de sept routes,
Avec sept yeux grands ouverts
Et sept poignards à la ceinture,
Que j’attends de te voir paraître,
Pour te poignarder sept fois.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Sete estradas (ensaio). Armindo Rodrigues, paroles ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare.
Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studio Valentim de Carvalho, 1971. Première publication : 2020.
Extrait de l’album 1970 : ensaios / Amália. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 2020.
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Ceci est une prise de studio « brute », ni mixée ni débarrassée de ses scories, d’un morceau nommé Sete estradas (« Sept routes ») interprété par Amália Rodrigues, dont aucun enregistrement officiel n’est jamais paru.
Alain Oulman, le compositeur de cette pièce, n’attendait aucunement d’Amália Rodrigues une exécution textuelle de ses œuvres. Au contraire, il exhortait sa chanteuse à se libérer de la partition, à s’approprier la musique et le texte jusqu’à les faire siens, convaincu que ce serait elle qui ferait surgir la « vérité » de chacune de ses compositions :
Quando você canta é que você dá a verdade (…) mais rápido você esquecer as bases melhor fica, foi sempre assim.
Alain Oulman à Amália Rodrigues, cité dans le livret d’accompagnement de l’album Amália 1970, ensaios, Portugal, Valentim de Carvalho, 2020.C’est lorsque vous chantez que vous livrez la vérité […] ; plus vite vous oubliez les bases, mieux c’est, il en a toujours été ainsi.
Cette « vérité » instable, car l’épreuve de la scène pouvait la faire encore évoluer, n’était atteinte qu’au terme d’un travail de transformation fait de mises au point successives au cours de séances réunissant la chanteuse et les guitaristes, parfois en présence du compositeur.
C’est ce processus de maturation qu’illustre l’album Amália 1970, ensaios (« Amália 1970, répétitions »), publié fin 2020. Il réunit des enregistrements de travail réalisés en studio en 1970 et 1971, ainsi que des prises artisanales effectuées sur magnétophone au domicile de la fadiste dans les mêmes années. Ces traces sonores documentent la genèse de treize fados ou chansons à travers plusieurs versions expérimentales du même morceau — jusqu’à onze pour l’un d’eux.
Ces essais n’ont à l’époque débouché sur aucun enregistrement publié. Certains titres ont été repris, retravaillés et enregistrés plus tard, pour l’album Cantigas numa língua antiga paru en 1977. D’autres ont été abandonnés : parfois ça ne marchait pas, ça ne voulait pas venir. Ainsi de Sete estradas, qui n’a jamais existé.
As sete estradas est un poème d’Armindo Rodrigues (1904-1993), médecin de métier, mais aussi poète et traducteur, lié aux milieux politiques et culturels opposés au régime salazariste et, de ce fait, mal vu dudit régime au point d’avoir été emprisonné à plusieurs reprises. L’album Amália 1970, ensaios présente cinq versions expérimentales de la chanson composée par Alain Oulman sur ce poème. Trois d’entre elles ont été captées au domicile d’Amália. On y entend la chanteuse se familiariser avec la musique, d’abord en écoutant une version instrumentale des guitaristes sur laquelle elle finit par chantonner, puis en s’y engageant davantage, parfois guidée par Alain Oulman, essayant, réessayant, se fourvoyant parfois sur des pistes peu convaincantes. Les deux autres sont des prises de studio. Voici la toute première de ces cinq phases :
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Sete estradas (ensaio). Armindo Rodrigues, paroles ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; José Fontes Rocha & Carlos Gonçalves, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement : Lisbonne, domicile d’Amália Rodrigues, 1971. Première publication : 2020.
Extrait de l’album 1970 : ensaios / Amália. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 2020.
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À ce stade, Amália se contente pratiquement d’écouter. Dans cette autre captation, la troisième chronologiquement, elle maîtrise la chanson dans ses grandes lignes ; à peine demande-t-elle confirmation de la ligne mélodique des dernières mesures au compositeur, qui la renseigne de la voix et du piano.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Sete estradas (ensaio). Armindo Rodrigues, paroles ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; Alain Oulman, piano ; José Fontes Rocha & Carlos Gonçalves, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement : Lisbonne, domicile d’Amália Rodrigues, 1971. Première publication : 2020.
Extrait de l’album 1970 : ensaios / Amália. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 2020.
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De prise en prise on entend l’accompagnement instrumental évoluer à mesure que la construction de la chanson progresse. De même le texte. Dans toutes les versions les dix premiers vers du poème d’Armindo Rodrigues sont laissés de côté. Mais si, dans les trois enregistrements réalisés chez Amália, la suite du poème est respectée à la lettre, sans altération autre que la répétition de certains vers, les deux prises de studio sont moins fidèles à l’original. Le « je poétique » y change de genre (il passe au féminin) et une sorte de prologue chanté a été ajouté, sur une mélodie lente accompagnée d’arpèges de guitare dans le goût espagnol — d’un bel effet, je trouve. Le texte de cet ajout est formé de six vers prélevés de ci de là dans le poème et raboutés en un couplet qui manque un peu de tenue.
Amarrada a sete luas
Por sete nuvens toldada
À beira de sete estradas
Com sete facas à cinta
Para te dar sete facadas
Com sete olhos abertos
À beira de sete estradas.Amarrée à sept lunes,
Prise dans la brume de sept nuages,
Sur le bord de sept routes,
Avec sept poignards à la ceinture,
Pour te poignarder sept fois
Avec sept yeux grands ouverts
Sur le bord de sept routes.
Il semble que plusieurs prises de Sete estradas aient été réalisées en studio en vue d’une publication. D’après Frederico Santiago, responsable éditorial de la réédition intégrale de l’œuvre enregistré d’Amália Rodrigues, aucune des versions enregistrées ne satisfaisait à la fois la chanteuse et le compositeur :
Este poema de Armindo Rodrigues […] foi musicado por Alain Oulman em 1970. Amália ensaiou-o logo de seguida e chegou a gravar mais tarde algumas versões que nunca seriam editadas. A ideia da cantora de juntar uma melodia espanhola à de Alain não resultou completamente, e nunca se chegou a uma versão que agradasse tanto a Amália como a Oulman. […] Mais tarde, Rui Valentim de Carvalho pensou ainda acrescentar um guitarrista de flamenco, ideia que nunca se concretizou.
Frederico Santiago. Livret d’accompagnement de l’album Amália 1970 : ensaios, Portugal, Valentim de Carvalho, 2020.Ce poème d’Armindo Rodrigues […] a été mis en musique par Alain Oulman en 1970. Amália l’a travaillé immédiatement ; elle en a ensuite enregistré plusieurs versions, jamais publiées. L’idée de la chanteuse d’ajouter une mélodie espagnole à celle d’Alain ne s’est pas révélée entièrement concluante et aucune des versions ne plaisait à la fois à Amália et à Alain. […] Par la suite, [le patron de la maison de disques] Rui Valentim de Carvalho a imaginé d’ajouter un guitariste de flamenco [à l’effectif instrumental], idée qui ne s’est jamais concrétisée.
Voilà pourquoi Sete estradas n’existe pas.
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« Prologue » ajouté dans les prises en studio
Amarrada a sete luas
Por sete nuvens toldada
À beira de sete estradas
Com sete facas à cinta
Para te dar sete facadas
Com sete olhos abertos
À beira de sete estradas.
« Prologue » ajouté dans les prises en studio
Amarrée à sept lunes,
Prise dans la brume de sept nuages,
Sur le bord de sept routes,
Avec sept poignards à la ceinture,
Pour te poignarder sept fois
Avec sept yeux grands ouverts
Sur le bord de sept routes.
Partie du poème non retenue
Há sete noites seguidas
que no próprio coração,
entre sete chamas rubras
e sete sombras fatais,
por trás dos muros do medo
oiço um tropel de cavalos.
Há sete noites seguidas
que vertiginosamente
a incerteza me morde,
o sortilégio me atrai.
Partie du poème non retenue
Voici sept nuits entières
Que dans mon cœur,
Entre sept flammes écarlates
Et sept ombres fatales,
Au-delà des murailles de la peur
J’entends une troupe de chevaux.
Voici sept nuits entières
Que vertigineusement
L’incertitude me ronge
Et que m’attire à lui le sortilège.
Partie fidèle au poème original
Há sete noites seguidas,
à beira de sete estradas,
com sete olhos abertos
e sete facas à cinta,
que espero que me apareças,
para te dar sete facadas.
Há sete noites seguidas,
de antecipado remorso,
que por tua morte choro,
que choro o meu triste fado.
Há sete noites seguidas
que de mim ando perdido
amarrado a sete luas,
por sete nuvens toldado
a sete céus de distância,
sete poços de saudade.
Há sete noites seguidas
que dou voltas à memória,
à procura de quem sou,
na esperança de encontrar-te.
Há sete noites seguidas
que tudo parece nada
e me dói o sangue tanto
de ciúme e de desejo
que há sete mundos seguidos
que julgo que não te vejo.
Partie fidèle au poème original
Voici sept nuits entières,
Sur le bord de sept routes,
Avec sept yeux grands ouverts
Et sept poignards à la ceinture,
Que j’attends de te voir paraître,
Pour te poignarder sept fois.
Voici sept nuits entières,
Par remords anticipé,
Que je pleure ta mort,
Que je pleure mon triste sort.
Voici sept nuits entières
Que je suis hors de moi
Amarré à sept lunes,
Pris dans la brume de sept nuages,
À sept ciels de distance,
Sept puits de saudade.
Voici sept nuits entières
Que je parcours ma mémoire
À la recherche de moi-même,
Dans l’espoir de te trouver.
Voici sept nuits entières
Que tout semble anéanti
Et que le sang me fait si mal
De désir et de jalousie,
Que sept mondes sont révolus
Depuis que je ne te vois plus.
Armindo Rodrigues (1904-1993). As sete estradas. Dans : Romanceiro e canções de um menino perdido Armindo Rodrigues (1904-1993). Les sept routes, traduit de : As sete estradas, extrait de Romanceiro e canções de um menino perdido, par L. & L.
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Voici, pour compléter ce long billet, la seconde prise réalisée en studio et publiée dans l’album Amália 1970, ensaios. On y entend d’abord un essai de rôdage, qui s’arrête au bout d’1 minute 50 sur demande de la chanteuse qui réclame l’ajout d’un passage instrumental à un certain point, puis une prise complète.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Sete estradas (ensaio e take experimental). Armindo Rodrigues, paroles ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare.
Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studio Valentim de Carvalho, 1971. Première publication : 2020.
Extrait de l’album 1970 : ensaios / Amália. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 2020.
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Amália Rodrigues (1920-1999)
1970 : Ensaios (2020)
1970 : Ensaios / Amália ; Alain Oulman, musique ; poèmes de José Carlos Ary dos Santos, Armindo Rodrigues, Manuel Alegre, Luís de Camões, Cecília Meireles, Pedro Homem de Mello, João Soares Coelho, Gil Vicente ; Amália Rodrigues, Alain Oulman, chant ; José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Alain Oulman, piano, etc. — Production : Portugal : Valentim de Carvalho, ℗ 2020.
2 CD : Valentim de Carvalho, 2020. — EAN 5605231104524.
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Extraordinaire. On comprend mieux le charme fou des compositions d’Alain Oulman avec ces lignes mélodiques subtiles, et plus ou moins fadistes, magnifiées par l’interprétation si Travaillée de la grande Amalia.
Et quel plaisir de lire vos traductions toujours si justes, un régal.