Amália Rodrigues et alii – Cantigas d’amigos (1971). Édition 2012
Cet album, Cantigas d’amigos, n’avait jamais encore été réédité depuis sa parution originale en novembre 1971. Et voici qu’il l’est le jour même de mon anniversaire, hier 6 février : une émotion considérable.
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Rodrigues, Amália (1920-1999)
Correia, Natália (1923-1993)
Santos, José Carlos Ary dos (1937-1984)
Cantigas d’amigos (1971). Édition 2012
Cantigas d’amigos / Amália Rodrigues, chant ; Natália Correia et Ary dos Santos, voix ; Fontes Rocha et Carlos Gonçalves, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare classique ; Joel Pina, basse acoustique ; poèmes de Bernal de Bonaval, Fernando Esquio, Afonso X, Dom Dinis, etc. ; adaptation moderne Natália Correia ; musique Fontes Rocha.
Lisboa : Iplay, 2012.Enregistrement : Lisbonne, 1971. — Première publication : novembre 1971.
Iplay IPV 1888 2. — EAN 5604931188827.
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Cantigas d’amigos, bien qu’enregistré en studio, a été conçu dans les mêmes conditions que Amália / Vinícius, au cours d’une de ces soirées qui avaient lieu régulièrement, au cours des années 1960 et 1970, dans la maison d’Amália, rue São Bento à Lisbonne, et qui se prolongeaient jusqu’au matin. Il y venait des habitués, parmi lesquels Alain Oulman, compositeur principal de la fadiste dans ces mêmes années, le poète David Mourão-Ferreira (auteur de Libertação, Barco negro, Abandono, Maria Lisboa et autres), Maluda, peintre et amie d’Amália (auteur de la pochette de l’album).
L’un des plus assidus semble avoir été le poète José Carlos Ary dos Santos, très actif comme parolier de chansons et de fados dans les années 1960 et 1970. Carlos do Carmo en particulier lui doit beaucoup. De lui, Amália a chanté Meu limão de amargura, Amêndoa amarga, Alfama, … Opposant au régime salazariste (comme d’ailleurs Oulman et Mourão-Ferreira), affilié au Parti communiste, il militait en outre pour les droits des personnes homosexuelles, ayant fait son coming out comme on dirait aujourd’hui*. Un personnage comme on le voit des plus intéressants. Ary dos Santos aimait en outre dire de la poésie en public, et le faisait avec talent. C’est à ce titre qu’il participe à Cantigas d’amigos.
*Voir par exemple : Mauro NEVES Jr. Ary dos Santos: poeta da revolução, poeta do fado. Sophia University, Tōkyō, Japon. Dans : Bulletin of the Faculty of Foreign Studies, Sophia University, No.40 (2005).
Cependant l’initiative du projet revient probablement à une autre habituée de la rua S. Bento, poétesse elle aussi, engagée pareillement contre le régime, défenseresse quant à elle des droits des femmes : Natália Correia. S’intéressant de près à la poésie des troubadours portugais (d’ailleurs tout autant galiciens, de sorte qu’on parle en l’espèce de littérature galaïco-portugaise), elle venait de publier une sélection de poèmes, annotés et adaptés en portugais moderne par elle-même**.
**Cantares dos trovadores galego-portugueses / selecção, introdução, notas e adaptação de Natália Correia. Lisboa : Estampa, 1970. Réédité en 1978 et 1998. — ISBN 972-33-0258-6 (éd. 1998.)
C’est de ce recueil que proviennent les textes de l’album. Les poèmes sont dits (par Ary dos Santos, très en verve, ou Natália Correia, davantage dans la déclamation), parfois ponctués d’interventions chantées par Amália, ou bien entièrement chantés. Dans tous les cas, ils sont accompagnés de musiques composées par José Fontes Rocha, exécutées par le quatuor instrumental qui travaillait avec Amália à cette époque (Fontes Rocha et Carlos Gonçalves, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare ; Joel Pina, guitare basse). Cela à une exception près : Ermida de São Simeão, musique d’Alain Oulman, enregistré en studio quelques années plus tôt, et déjà publié dans Fado português (1965) sous le titre Cantiga de amigo. Les compositions de Fontes Rocha sont dans le style du fado, et ne cherchent aucunement à imiter un quelconque style médiéval.
Le titre de l’album, Cantigas d’amigos (Chansons d’amis), aurait été proposé par Amália. Il fait référence à la fois à la convivialité dans laquelle baignait l’entreprise, et à une forme poétique précise, la cantiga de amigo, dont l’album offre plusieurs exemples.
cantiga de amigo
La cantiga de amigo […] fleurit au Portugal et en Galice, mais s’étend en dehors de ses frontières linguistiques dans le León, en Castille, en Aragon, de la fin du XIIe à la moitié du XIVe siècle. Dans les cantigas de amigo, la parole est donnée à la dame, qui exprime tous les états émotionnels liés à son amour pour l’ami. Ce sont des compositions d’auteurs masculins mais à tonalité féminine qui participent, avec les jarchas judéo-mozarabes et les Frauenlieder allemands, à un ensemble plus vaste appelé « chansons de femme ». Elles reçoivent des noms différents selon leur thématique propre (l’aube, la mer, la danse, le pèlerinage).
Encyclopédie Larousse (en ligne). Voir aussi.Cantiga de amigo dans Wikipedia (pt) et Wikipedia (it).
Celle-ci (le superbe Ah, quizesse Deus dans l’album), dont l’auteur n’est autre que Denis 1er du Portugal (1261-1325), roi et poète, connu dans cette dernière activité sous le nom de Dom Dinis, se trouvait déjà dans quelques compilations parues en CD. Le texte original est cité en premier, suivi de l’adaptation de Natália Correia et d’une traduction française de celle-ci.
Nom sei hoj’, amigo, quem padecesse
coita qual padesco que nom morresse,
senom eu, coitada, que nom nacesse,
porque vos nom vejo com’eu queria;
e quisesse Deus que m’escaecesse
vós que vi, amigo, em grave dia.Nom sei, amigo, molher que passasse
coita qual eu passo que já durasse
que nom morress’ ou desasperasse,
porque vos nom vejo com’eu queria;
e quisesse Deus que me nom nembrasse
vós que vi, amigo, em grave dia.Nom sei, amigo, quem o mal sentisse
que eu senço que o sol encobrisse
senom eu, coitada, que Deus maldisse
porque vos nom vejo com’eu queria
e quisesse Deus que nunca eu visse
vós que vi, amigo, em grave dia.
Dom Dinis (Dinis I de Portugal ; 1261-1325). Nom sei hoj’, amigo, quem padecesse. Source : Cantigas medievais Galego-PortuguesasAh quizesse Deus / Amália Rodrigues, chant ; Fontes Rocha et Carlos Gonçalves, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare ; Joel Pina, guitare basse ; poème de Dom Dinis; adaptation moderne Natália Correia ; musique Fontes Rocha.
Cantiga de amigo
Não sei eu, amigo, de quem padecesse
mágoas que padeço, e que não morresse,
senão eu, coitada, antes não nascesse,
já que não vos vejo, como merecia!
Ah, quisesse Deus, que eu vos esquecesse,
amigo que vi, em tão triste dia.Não sei eu, amigo, de outra que penasse
penas como eu peno, e as suportasse
e que não morresse ou desesperasse,
já que não vos vejo, como merecia;
Ah, quisesse Deus, que eu vos não lembrasse,
amigo que vi, em tão triste dia.Não sei eu amigo, de quem tal sentisse,
e que assim sentindo, o sol encobrisse, [sol, ici : seulement]
senão eu, coitada, a quem Deus maldisse,
já que não vos vejo, como merecia;
Ah, quisesse Deus, que eu nunca vos visse,
amigo que vi, em tão triste dia.
Dom Dinis (Dinis I de Portugal ; 1261-1325). Adaptation de Natália Correia (1923-1993).
Dans : Cantares dos trovadores galego-portugueses / selecção, introdução, notas e adaptação de Natália Correia. Lisboa : Estampa, 1970. Réédité en 1978 et 1998.Cantiga de amigo
Je ne sais, mon ami, personne qui endure
Les tourments que j’endure et qui n’en meure
Sinon moi infortunée, ah que suis-je née
Puisque je ne vous vois point, comme je le mériterais !
Ah plût à Dieu que je vous oubliasse,
Ami que je vis, en si funeste jour.Je ne sais, mon ami, aucune autre qui souffre
Les peines que je souffre, et les puisse supporter
Et qui n’en meure ou ne s’en désespère
Puisque je ne vous vois point, comme je le mériterais !
Ah plût à Dieu que je vous oubliasse,
Ami que je vis, en si funeste jour.Je ne sais, mon ami, personne qui éprouve
Telle douleur que j’éprouve, et seulement la dissimule
Sinon moi infortunée, que Dieu a maudite
Puisque je ne vous vois point, comme je le mériterais !
Ah plût à Dieu que jamais je ne vous visse,
Ami que je vis, en si funeste jour.
Dom Dinis (Dinis I de Portugal ; 1261-1325). Adaptation de Natália Correia. Traduction L. & L.
La réédition de Cantigas d’amigos, qui se sera donc fait attendre plus de quarante ans, aurait pu être l’occasion de la publication d’un bel inédit connu d’Amália, Fui à fonte lavar os cabelos, une cantiga de amigo issue du recueil de Natália Correia, dont un enregistrement circule sur l’Internet. À entendre cet enregistrement, on pourrait croire qu’il a eu lieu au cours de cette même session.
L. & L.
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