Lula Pena | Archivo pittoresco (2017)
Lula Pena. Archivo pittoresco (2017).
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Choro sem motivo que lhes possa dizer, é como uma mágoa que me atravessa, é necessário que alguém chore, é como se fosse eu.
Vous reconnaissez ? M.D. « Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, c’est comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelqu’un pleure, c’est comme si c’était moi. » C’est ça. Telle est l’humeur de cet Archivo pittoresco, mélancolique et compassionnel.
Troubadour a précédé Archivo pittoresco, c’est vrai, privant ce nouvel album, qui paraît près de sept ans plus tard, d’un effet d’émerveillement qui a déjà eu lieu. Pourtant : présence de la Grèce — à travers une chanson de Mános Hadjidákis qui plus est —, de la Sardaigne, de la Belgique, de Cuba, du Portugal, du Brésil ; hommage à Violeta Parra ; précieuses découvertes comme ces deux chansons du sambista Ederaldo Gentil (1947-2012), la Cantiga de amigo d’Elomar — le « troubadour du Sertão » —, étonnant raccourci entre la chanson médiévale portugaise et celle du Nordeste brésilien, ou ce Poème de Louis Scutenaire (1905-1987).
« Je suis de la famille des vers à soie » déclare en ouverture la voix singulière de Lula Pena, accompagnée comme toujours de sa seule guitare. À la façon qu’a le chant de s’orner d’infimes accidents mélodiques qui sont autant de micro-intervalles, on pourrait penser qu’il cherche pour lui-même une couleur orientale, ou que sans la chercher il la produit d’instinct. Chant qui se dilue parfois dans une brume sonore jusqu’à rendre les textes indistincts, comme entendus à travers l’épaisseur de l’atmosphère d’une cathédrale. Du poème de Louis Scutenaire que voici, intégralement déclamé, seuls sont parfaitement audibles l’antépénultième et le dernier vers :
Je ne suis pas d’une grande pauvreté
Je n’ai pas de besoins torturants
Il y a des gens qui m’aiment
J’ai une taille et des habits qui me conviennent
Je regarde les rivières
Y jetant quand il me plaît et bien d’aplomb une grosse pierre
Pendant que d’autres font des ricochets
Que je contemple et les mille spectacles qui me sollicitent
J’ai fait des choses qui me sont sympathiques
Je vis avec une femme que j’aime
Et j’ai cinquante années
Et je suis triste.
Louis Scutenaire (1905-1987). Dans : Mes inscriptions (1945-1963)
L’instant suivant la voix devient claire, très proche, pour plus tard s’éloigner à nouveau. C’est que les rôles respectifs de la guitare et de la voix s’intervertissent de temps à autre au fil de l’album : plus encore que dans Troubadour, la guitare, orchestre et surtout instrument de percussion, cherche souvent à se placer en devanture. Cette mise en espace crée l’illusion d’un paysage avec ses plans qui se développent jusque dans ses lointains. L’illusion d’un déplacement aussi, d’une divagation de région en région, à travers l’archive pittoresque ici déployée.
Archivo pittoresco (on écrirait, en portugais moderne : Arquivo pitoresco) était le titre d’un hebdomadaire artistique et littéraire publié à Lisbonne de 1857 à 1868. Assez abondamment illustré de gravures originales, il était fait surtout de descriptions de paysages, de villes, de lieux remarquables de la terre. Son premier numéro (celui reproduit ci-contre) était consacré au Brésil. La bibliothèque municipale de Lisbonne en a numérisé une collection complète, que l’on peut consulter en ligne.
De même l’album de Lula Pena parcourt une géographie subjective, où le Brésil est très présent, et c’est la diversité des langues et des accents employés au long des 13 titres qu’il réunit (le français, l’espagnol, le grec, le sarde, l’anglais, différentes variétés de portugais) qui lui tient lieu d’illustration. Le tout dans une temporalité floue qui pour évoquer le présent convoque aussi bien des textes et des musiques contemporains que des œuvres du XVIIe ou du siècle dernier, sans qu’il soit possible à l’écoute d’en discerner la chronologie.
Ainsi c’est au moyen d’une chanson de Mános Hadjidákis remontant aux années 60 que sont évoqués les tourments vécus aujourd’hui par les Grecs — et par extension ceux endurés par les autres peuples européens (les Portugais notamment) frappés par la crise et dépris par la force de leur propre destin. Pes mou mia lexi : dis-moi un mot — le mot, celui que je désire t’entendre dire et par lequel viendra la consolation et la délivrance. Ce mot que tu me refuses.
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Lula Pena | Πες μου μια λέξη [Pes mou mia léksī]. Αλέκος Σακελλάριος [Alékos Sakellários], paroles ; Μάνος Χατζιδάκις [Mános Hatzidákis], musique.
Lula Pena, arrangements, chant et guitare.
Vidéo : aucune information. 2017?
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Πες μου μια λέξη, αυτή τη μόνη λέξη,
σε λίγο πια θα φέξει,
θα `ρθει η χλωμή αυγή.
Dis-moi un mot, ce seul mot.
Dans un instant le soleil va se lever
Et viendra l’aube pâle. Κοντεύει έξι,
ας πούμε αυτή τη λέξη
που `χει στα χείλη μπλέξει
και δεν τολμά να βγει.
Il est presque six heures
Disons-le, ce mot
Qui reste accroché à nos lèvres
Sans oser les franchir. Ο ουρανός, ο μεγάλος ουρανός
είν’ ακόμα σκοτεινός
και η νύχτα κυλά.
Μα εκεί ψηλά
κοίτα έν’ άστρο που δειλά
μοναχό φεγγοβολά και μας χαμογελά.
Le ciel, le ciel immense
Est encore sombre
Et la nuit s’étire.
Mais tout là-haut,
Timide et seule,
Une étoile brille et nous sourit. Νύχτα ασημένια
κι η κάθε μου η έννοια
σ’ απόχη μεταξένια
από ξανθά μαλλιά.
Nuit d’argent
Et chaque pensée que je forme
Se prend dans un filet soyeux
De cheveux blonds. Γλυκοχαράζει αλλά δε σε πειράζει
που γέμισε μαράζι η άδεια μου αγκαλιά.
L’aube vient dans sa douceur, mais peu t’importe
Que mon étreinte amère se referme sur le vide. …… Αλέκος Σακελλάριος [Alékos Sakellários] (1913-1991). Πες μου μια λέξη [Pes mou mia léksī] (1961).Αλέκος Σακελλάριος [Alékos Sakellários] (1913-1991).
Dis-moi un mot, traduit de : Πες μου μια λέξη [Pes mou mia léksī] par L. & L. à partir de la traduction anglaise publiée sur le site stixoi.info.
Déambulation entre des peines, des douleurs de tous les continents (car bien que l’album lui-même n’explore que l’Europe et l’Amérique, Lula Pena dit chanter d’autres douleurs encore lors de ses récitals, dans d’autres langues : de l’Inde, de l’Afrique), Archivo pittoresco est un acte de compassion, c’est-à-dire, selon l’étymologie de ce mot, l’expression d’une sympathie pour ceux qui souffrent. C’est l’accomplissement de l’une des œuvres de miséricorde : consoler les affligés.
Pleurer avec ceux qui pleurent : il faut entendre Archivo pittoresco comme une complainte.
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À lire :
- Patrick Labesse. La transe apaisante de Lula Pena, dans : Le Monde, 3 mars 2017
- Archivo pittoresco, release notes, sur le site de Crammed discs (en)
- O novo disco de Lula Pena, dans : Santos da casa, 27 janvier 2017 (pt)
Sur ce blog :
- Lula Pena | O negro que sou
- Lula Pena | Ausencia
- Lula Pena | Ausencia + Πες μου μια λέξη [Pes mou mia léksī]
- Le Poème harmonique. Étienne Moulinié (1599-1676) | Ojos, si quereis vivir
- Ederaldo Gentil (1947-2012) | O ouro e a madeira
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Lula Pena
Archivo pittoresco
Archivo pittoresco / Lula Pena, chant, guitare. — Production : Belgique : Crammed records, ℗2017.
Enregistrement : Bruxelles, 2015.
CD : Crammed records, 2017. — Référence commerciale : cram 270. — EAN 876623007548.
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