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Place de la Bourse. 11

3 mars 2016

La cause de la mort, puis de la résurrection du jeune homme à la peau bleue, Jean-Paul Burguière en a eu la connaissance intime dès l’instant où ces événements se produisaient. De la même manière, il a su par un déchirement de l’âme qu’Ifig tombait sous l’enchantement de celui qu’il venait de faire renaître. Quand on est pape on a la pratique, pour ainsi dire quotidienne, de la révélation. On sait par expérience que ça peut vous toucher, il n’y a pas à s’étonner d’en être frappé. Est-ce une souffrance ? Il ne crie pas. Près de lui se tient le mari de la femme aux cheveux roses.

— Vous êtes le papa du secouriste ? interroge cet homme.
— Non, pas exactement, dit Jean-Paul Burguière. (Il regarde à la dérobée les piercings que le mari de la femme aux cheveux roses porte aux bouts des seins, deux anneaux sur lesquels l’envie lui vient de tirer doucement.) D’ailleurs je ne sais pas au juste ce que je suis relativement à lui.
— Je m’appelle Edmond, dit le mari de la femme aux cheveux roses.
— Félicitations, dit Jean-Paul. Il regarde cet homme qui porte un prénom qui n’a plus cours depuis longtemps. Quelque chose de suranné dans le visage aussi, dans le regard, un type de douceur qui ne se porte plus non plus. — Edmond Charles-Roux ?
— Oui… Ça alors, comment vous savez ça, on se connaît ?
— Vous voulez dire que ce nom, Edmond Charles-Roux… Vous vous appelez vraiment comme ça ?
— Ben… oui, et alors ?
— Vous êtes de Marseille ?
— De Marseille ? Non, de l’île de Sein.
— Ça ne fait pas très breton comme nom pourtant.
— Mon grand-père était de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Edmond Charles-Roux voudrait que le fil de cette conversation ne se rompe pas et cependant il ne trouve rien à dire pour le maintenir.

— Et vous ? dit-il un peu brusquement.
— Moi ? Jean-Paul. Jean-Paul Burguière. Je suis de l’Aveyron. Une famille de paysans. C’est banal, Jean-Paul. Il faut dire que mes parents, ma mère surtout, attendaient une fille. Ils ont été pris de court. Je devais m’appeler Marguerite.
— Ah… c’est joli. C’était le nom de la vache ? (Quelle sottise se dit Edmond Charles-Roux, désespéré de lui-même.)
— De la vache, quelle vache ? demande Jean-Paul Burguière, désorienté. (Un temps.) Ah…! Non, c’est à cause de Duras, ma mère était fan. Elle l’est toujours.
— Ah bon ? Elle n’était pas agricultrice elle ?
— Si, et alors ? (En effet, pense Edmond Charles-Roux, mortifié.) Elle a lu tous les livres. Elle les prenait au bibliobus, et puis elle les a achetés. Tous. Les films aussi elle les a vus. Elle dit « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique ! » Elle dit ça au facteur, à mon père, au curé, à tout le monde. Quand elle parle il y a parfois des phrases de Duras qui lui viennent, elle n’en a pas conscience, c’est entré en elle. Une fois elle se coiffait devant la glace pour aller à la messe, le chat la regardait faire et elle lui a dit comme ça, mine de rien : « Tu vois j’ai un visage détruit, lacéré. » Ou bien de son beau-frère André, depuis qu’il a quitté Josiane, sa sœur à elle, ma tante quoi, elle ne prononce même plus le nom. S’il lui faut en parler elle dit « le criminel, celui qui a détruit le temple de Jérusalem. » Et la ferme de tante Josiane elle l’appelle Césarée depuis. « Faut que j’aille faire un tour à Césarée » elle dit.
— « Il n’en reste que la mémoire de l’histoire et ce seul mot pour la nommer : Césarée » récite pensivement Edmond Charles-Roux.
— Ah tu connais, l’interrompt vivement Jean-Paul Burguière (est-ce pour éviter d’entendre « Douleur. L’intolérable. La douleur de leur séparation » ?) — Et tu fais quoi dans la vie ?
— Bibliothécaire.
— Un beau métier.
— Un métier sans avenir. Tu comprends, tout a changé très vite. Alors les bibliothécaires ne croient plus en eux-mêmes, ni aux bibliothèques. Ils ont peur et travaillent à leur propre destruction.

Voilà ce que dit Edmond Charles-Roux.

— Tout a changé pour tout le monde non ? Tout le monde a peur, et la peur est mauvaise conseillère.
— Peut-être, oui. Et toi tu fais quoi ?
— Pape, répond Jean-Paul.
— Ah vous êtes pape vous aussi ? demande la dame au téléphone grenouille.
— Comment ça « vous aussi », qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je suis t’une famille te papes, dit-elle joyeuse. Une arrière-arrière-arrière etc. petite fille te Jules teux. On est cousins alors. Le monte est petit, voyez. Et elle rit. — Mon Tieu qu’il fait chaud ! On se croirait à Rome vous ne trouvez pas ? Elle rit encore.

Marguerite Duras

5 commentaires leave one →
  1. jacques permalink
    3 mars 2016 21:48

    la Bourse s’envole ! est-ce une bulle papale ?

    • 3 mars 2016 22:05

      Papale oui, sans aucun doute. Une bulle je ne sais pas. Je ne pensais pas faire quoi que ce soit de dogmatique…

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