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La Piaf ou la Callas du Portugal

19 juillet 2022

É da voz do meu povo uma criança
seminua nas docas de Lisboa
que eu ganho a minha voz
caldo verde sem esperança
laranja de humildade
amarga lança
até que a voz me doa.

José Carlos Ary dos Santos (1936-1984). Retrato do povo de Lisboa (1970), chanté par Amália Rodrigues sous le titre É da torre mais alta.

C’est de la voix de mon peuple, un enfant
À demi nu dans les docks de Lisbonne,
Que je tire ma voix,
« caldo verde » de désespoir,
Orange d’humilité,
Amère lance,
Jusqu’à la douleur.
José Carlos Ary dos Santos (1936-1984). Portrait du peuple de Lisbonne, treduit de Retrato do povo de Lisboa (1970) par L. & L..

Il y a quelques jours, une dame m’a téléphoné au sujet d’Amália. Elle a dit qu’elle était journaliste et aussi réalisatrice de télévision. Elle a voulu savoir si, selon moi, Amália pouvait être qualifiée de « La Piaf du Portugal », ou plutôt de « La Callas du Portugal » : un QCM à deux entrées, en quelque sorte. J’ai cru comprendre que, selon elle, la bonne réponse était la 2.

Giuseppe Verdi (1813-1901)Il Trovatore (1853), extrait. D’amor sull’ali rosee. Giuseppe Verdi, musique ; Salvatore Cammarano et Leone Emanuele Bardare, livret.
Maria Callas, soprano (Leonora) ; Chœurs et Orchestre de l’Opéra de Paris ; Georges Prêtre, direction.
Captation : Palais Garnier, Paris, le 19 décembre 1958.
Vidéo : extrait de l’émission La grande nuit de l’opéra, 19 décembre 1958. Production : France, Radiodiffusion Télévision Française [RTF], 1958.

Amália, Piaf et Callas ont en commun d’avoir été trois femmes, possédées par la passion du chant. Ce mot passion est pris ici dans ses deux sens, d’obsession ardente et de souffrance aiguë. Pour elles, privées de la possibilité de célébrer la gloire du chant, il n’y avait qu’à mourir. Édith Piaf n’a pas eu le temps de parvenir au stade où le chant s’épuise en soi : elle est morte de ses maladies, de ses excès de vie et de douleur, et enfin de la puissance destructrice des médicaments dont elle avait besoin pour tenir debout sur scène — mais dans la pleine force de son chant. Amália et la Callas, en revanche, ont assisté au vieillissement de leur voix et senti, à un certain point de leur vie, s’éteindre une à une et de plus en plus vite les molécules qui formaient la splendeur unique de leur art. L’une et l’autre pourtant, pour ne pas mourir, vraiment pour cette raison-là, ont continué à chanter professionnellement jusqu’à l’épuisement. Chacune, dans sa lutte pathétique contre cette voix qui ne voulait plus, a remporté quelques victoires : lorsqu’elles parvenaient à contenir leurs défaillances techniques dans des limites acceptables, ce combat même, allié à l’expérience de la souffrance qu’elles avaient l’une et l’autre accumulée, produisait parfois des moments sublimes.

Là s’arrête l’analogie, car il y a évidemment un monde entre le répertoire du théâtre lyrique et celui de la chanson ou du fado. Maria Callas, qui se signalait, il est vrai, par son sens du théâtre et son instinct exceptionnel d’actrice, était avant tout une musicienne accomplie : elle n’a jamais paru sur scène, ni au studio d’enregistrement, qu’après des heures d’un travail minutieux et harassant. Tandis que la Piaf autant qu’Amália étaient des interprètes spontanées, dotées l’une et l’autre de capacités vocales miraculeuses sur lesquelles elles s’appuyaient entièrement. Amália a toujours dit qu’elle ne travaillait jamais, ni sa voix ni son répertoire, sauf dans la phase initiale de mise au point d’un nouveau morceau. Elle disait aussi qu’elle montait sur scène, même après une interruption, sans préparation.

Édith Piaf (1915-1963)Non, je ne regrette rien. Michel Vaucaire, paroles ; Charles Dumont, musique.
Édith Piaf, chant ; accompagnement d’orchestre.
Vidéo : extrait de l’émission Cinq colonnes à la une du 2 décembre 1960. Production : France, Radiodiffusion Télévision Française [RTF], 1960.

Ce qui rapproche principalement Édith Piaf et Amália — auxquelles il faudrait en l’occurrence ajouter Oum Kalsoum —, c’est qu’elles ont été, d’une manière très forte, très viscérale, comme l’incarnation du génie de leurs pays respectifs. Ainsi étaient-elles perçues à l’étranger, ainsi se percevaient-elles elles-mêmes. Mais si la France vouait à sa Piaf une adoration fervente et inquiète, Amália a dû attendre 1985 et l’âge de 65 ans pour que le public du Coliseu de Lisbonne l’accueille en triomphe — comme la Piaf à Paris —, alors même que sa voix avait déjà sensiblement décliné. Et c’est plus tard encore que David Mourão-Ferreira, l’auteur de Barco negro, Abandono, Libertação, Maria Lisboa et autres, l’a appelée Amália, um heterónimo de Portugal (« Amália, un hétéronyme du Portugal »). En revanche, nul n’a jamais identifié Maria Callas avec la Grèce ni avec une quelconque région du monde.

Tout bien considéré, c’est l’extrême singularité de leurs destins respectifs qui rapproche le plus ces trois femmes qui, toutes, ont acquis une certaine dimension légendaire. C’est pourquoi, en signe de révérence, la postérité ne retient de leur nom qu’une sorte de quintessence : un patronyme, qui est en fait un nom de scène (« Piaf » ; « Callas »), ou un prénom (« Amália »).

Amália Rodrigues (1920-1999)Fado Amália. José Galhardo, paroles ; Frederico Valério, musique.
Amália Rodrigues, chant ; Domingos Camarinha, guitare portugaise ; Santos Moreira, guitare.
Enregistrement public : Olympia (Paris), avril ou mai 1956.
Première publication dans l’album Amalia à l’Olympia / Amália Rodrigues. France, Pathé Marconi, ℗ 1957.

Post scriptum

Quant à É da torre mais alta, dont un extrait figure en tête de ce billet, le voici. On en trouvera les paroles complètes avec leur traduction dans le billet Amália Rodrigues | É da torre mais alta (1969) publié le 29 octobre 2019.

Amália Rodrigues (1920-1999)É da torre mais alta. José Carlos Ary dos Santos, paroles ; Alain Oulman, musique. Titre du poème original : Retrato do povo de Lisboa
Amália Rodrigues, chant ; Fontes Rocha, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare classique. L’enregistrement est une maquette de travail réalisée en 1969.
Extrait de l’album Com que voz, nouvelle édition « remastered ». Portugal : Edições Valentim de Carvalho, ℗ et © 2019.

4 commentaires leave one →
  1. antoinenaik permalink
    19 juillet 2022 15:30

    Sur ce déclin vocal d’Amália, quelles sont d’après vous ses causes ?
    Un surmenage dû au rythme effréné de la carrière ? La cigarette ? Le vieillissement ? La difficulté du chant fadiste lui-même ? Des blocages psychologiques (la voix qui « ne veut plus ») ? Ou bien peut-être un mélange de tout cela ?

    • 19 juillet 2022 15:48

      Je ne sais pas. Il est certain que la cigarette ne contribue pas à la préservation des cordes vocales ni des capacités respiratoires : en 1975 déjà, ainsi qu’en font foi les enregistrements du récital de l’Olympia publiés en 2020, le souffle est plus court et la voix a déjà nettement perdu de son lustre ; en 1987, la captation du nouveau récital donné au Coliseu de Lisbonne, publiée en disque, fait entendre une voix dégradée dont on perçoit jusqu’aux problèmes de justesse. Entre temps, en 1982, l’album Fado exposait, d’une manière quasi obscène, une voix abîmée, presque détruite. Des problèmes cardiaques, au début des années 1980, pourraient en être responsables. Heureusement, en 1983 paraissait Lágrima qui gommait un peu cette fâcheuse impression.
      Le fait est qu’Amália ne s’est guère ménagée, professionnellement parlant, au cours de sa carrière. Ses récitals étaient nombreux et longs.
      Sur un autre plan, la dépression de la chanteuse, consécutive aux événements qui ont suivi la Révolution des œillets, a pu participer au marasme.

      • antoinenaik permalink
        20 juillet 2022 20:18

        D’accord, je comprends mieux. Déjà dans « Com que voz » (en 1970 donc), il me semble que sa voix est très éloignée de ce qu’elle était au début de sa carrière, avec un côté « rauque » beaucoup plus marqué qui indique peut-être déjà des dommages. Mais je n’y vois pas encore de la faiblesse vocale, au contraire, cela donne à son interprétation une expressivité qui sert la musique. Il est triste que ce point d’équilibre ne se soit pas maintenu et que sa voix ait ensuite suivi la pente que vous décrivez (mais pour ma part elle m’émeut toujours, même dans cet état-là).

  2. MD1 permalink
    26 juillet 2022 12:04

    Merci pour cette intelligente et sensible approche des talents de ces musiciennes exceptionnelles. Comme souvent tout est dit avec tact quant aux voix qui s’usent. Nos artistes ne sont pas des Paolo Conte.

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