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Place de la Bourse. 10

25 février 2016

Toulouse (France), place de la Bourse, 5 juillet 2015

Jean-Paul Burguière dit « C’est un éblouissement ». Qu’entend-il par là ? Il regarde le jeune homme à la peau bleue dont le visage est soustrait à sa vue par la tête d’Ifig qui lui pratique le bouche-à-bouche. On voit ses jambes, ses bras et ses épaules, on voit son torse habillé d’un léger vêtement de coton vert amande portant imprimé, en noir sur la poitrine, une effigie du visage d’Amália Rodrigues surmonté du nom : Amália et suivi de la légende : Estranha forma de vida. Étrange manière de vivre. Drôle de vie.

Les acacias de la place tamisent aimablement de leur ombre légère la touffeur de la ville. La dame au téléphone grenouille est toujours agenouillée près du corps, petite masse bienveillante et grotesque, du côté opposé à celui où se tient Ifig. Les autres personnes se sont rapprochées dans une anxiété commune : la femme aux cheveux roses, son mari, Jean-Paul Burguière, le jeune Peul. Les enfants se tiennent l’un à la tête, l’autre aux pieds du foudroyé.

Ifig lui fait le bouche-à-bouche, il est contre lui, contre son corps. Ses mains sont sur lui. Jean-Paul Burguière dit : « un décrucifié ». « C’est ça, » réplique le mari de la femme aux cheveux roses, « avec Joseph d’Arimathie ». « Plutôt avec saint Jean, je crois » dit Jean-Paul Burguière.

Bouche-à-bouche.

Un tressaillement. On voit que la vie reprend doucement dans le corps posé sur le sol. Un long frémissement le parcourt.

Le jeune homme revient à lui. Voyant le visage d’Ifig si proche du sien, sentant son corps contre son corps à lui, ses mains ses bras posés sur lui, il manque défaillir à nouveau, incapable de supporter cet enchantement qui le submerge une nouvelle fois, comme tout-à-l’heure, c’est à dire comme avant sa mort, presque douloureux. « Aah, il se réveille ! » disent des voix. « Tieu merci il est vivant » dit dans un soupir joyeux la dame au téléphone grenouille. « Il ressuscite » dit le mari de la femme aux cheveux roses. « Tu me tues. Tu me fais du bien » murmure Jean-Paul Burguière.

« Ça va mieux ? » dit Ifig, le visage encore tout proche de celui du jeune homme à la peau bleue, les lèvres encore presque à toucher les siennes.

« Comment me serais-je douté que cette ville était faite à la taille de l’amour ? » poursuit le murmure d’Emmanuelle Riva. « Comment me serais-je douté que tu étais fait à la taille de mon corps même ? »« Quel événement » récite avec elle Jean-Paul Burguière, si bas qu’on l’entend à peine. « Tu me plais. Quelle lenteur tout à coup. Quelle douceur. Tu ne peux pas savoir. Tu me tues. Tu me fais du bien. »

« Je me suis évanoui à ta vue » dit la voix brûlante du jeune mage à la peau bleue. « Un éblouissement subit. Une vague qui m’a submergé au point de me renverser. » On dirait qu’il parle une langue ancienne.

« Bon vous dites si on gêne hein » dit la femme aux cheveux roses. Un chat est apparu, resté inaperçu jusqu’ici, qui presse fiévreusement sa tête contre le menton du jeune homme à la peau bleue en poussant des cris éperdus qui sont presque des sanglots. « Oh regarde, c’est Petar » crie une voix.

Un peu d’air survient, faisant bruire les feuilles des acacias d’une sorte de chuintement délicat. Le jeune Peul chante Ombra mai fu. « Ombra mai fu di vegetabile, cara ed amabile, soave più! » C’est à dire : Jamais l’ombre d’aucune plante ne fut si aimable et si chère, ni si douce.

Petar, enchanté, vient se frotter à ses jambes en ronronnant à plein régime, la queue dressée de ravissement. Puis il fait pipi en guise d’action de grâce.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759) | Ombra mai fu. Extrait de Serse (1738). Orfeo 55, ensemble instrumental ; Nathalie Stutzmann, contralto et direction. Captation : Paris, Salle Gaveau, concert du 4 février 2010.
Vidéo : Jean-Philippe Perrot, réalisation ; Aptly Médias, production.

4 commentaires leave one →
  1. Mireile permalink
    27 février 2016 12:08

    La suite, la suite ….

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