António Zambujo — Quinto (2012). Édition française
António Zambujo. Quinto (2012).
Quinto : cinquième. Pour la cinquième fois, la petite musique portugaise d’António Zambujo se fait entendre.
Je dis petite musique, non pas comme pour la déprécier, mais dans le sens d’une musique particulière, reconnaissable, petite musique propre à trotter dans les têtes une fois entendue, petite musique qu’on fait sienne.
Portugaise oui, en dépit du goût d’António Zambujo pour les ambiances des pays chauds de la « Lusophonie », Brésil, Angola, Cap-Vert, tous riverains de la mer atlantique – comme le Portugal.
Dentro de ti ouço passar
o queixume dum quissange
uma guitarra que tange
uma cuíca que ri.
Escuto o alegre pulsar
de Lisboa, Rio, Luanda.
José Eduardo Agualusa. Milagrário pessoalEn toi j’entends passer
la plainte d’un kisanji
les accords d’une guitare
le rire d’une cuíca.
J’entends la pulsation joyeuse
de Lisbonne, de Rio, de Luanda.
José Eduardo Agualusa. Milagrário pessoal. Traduction L. & L.
Ces vers, dans lesquels « toi » désigne la langue portugaise, sont les premiers de Milagrário pessoal, poème du romancier angolais José Eduardo Agualusa que chante António Zambujo dans Quinto, sur une jolie composition de Ricardo Cruz. Pessoal signifie personnel ; milagrário est un « mot-valise » composé de milagre (miracle) et diário (journal). Un équivalent français pourrait être Miraculaire intime. Ce titre est aussi celui d’un roman du même Agualusa (2010), dont la langue portugaise est pour ainsi dire un personnage.
Quinto (2012) peut être entendu comme l’aboutissement du voyage entrepris avec Guia (2010). Retour du navire au Portugal, laissant le Brésil derrière soi, remontant le long des côtes africaines. Aboutissement stylistique aussi : Quinto est plus maîtrisé que Guia, il a davantage d’unité.
Mais quel pays trouve-t-il, ce navire ! Une grisaille. Grisaille rayonnante, comme dans certaines toiles de Vieira da Silva ? Grisaille morose ?
Zambujo a laissé entrer dans cet album un peu du morne quotidien de ces années de crise : je veux parler des deux chansons de Pedro da Silva Martins, du groupe Deolinda : Algo estranho acontece (Il se passe quelque chose de bizarre) et Queria conhecer-te um dia (J’aimerais faire ta connaissance un jour). Le répertoire de Deolinda est connu pour être un éloge de la vie ordinaire, du normal, du comme-tout-le-monde, du comment-je-fais-pour-finir-le-mois. Algo estranho acontece parle d’un vieux couple, de la mémoire qui part à la dérive, de l’arthrite, de l’illumination des souvenirs d’enfance et de l’amour intact. Zambujo y fait merveille, la chanson est à pleurer d’attendrissement (pour de vrai), et c’est l’un des sommets de cet album.
[…]
Toi tu confonds les noms de nos petits enfants
Moi je ne sais plus où j’ai mis l’argent.[…]
J’accroche les habits dans l’armoire
Je mets mon pyjama et je viens près de toi
Je te souris doucement, et je m’enhardis :J’approche mon pied tout chaud du tien qui est tout froid
Et je m’endors en te disant tout bas
Que je recommencerais tout avec toi.
Pedro de Silva Martins. Algo estranho acontece. Traduction L. & L.
António Zambujo. Algo estranho acontece / Pedro da Silva Martins, paroles et musique ; António Zambujo, chant, guitare ; Bernardo Couto, guitare portugaise ; Jon Luz, guitare ; Ricardo Cruz, contrebasse ; José Miguel Conde, clarinette basse. Extrait de Quinto (2012).
Puisqu’il est question des textes, ceux de Quinto, plus encore peut-être que ceux de Guia, témoignent d’un choix qui va à l’encontre d’une habitude qui semble s’être imposée chez les néo-fadistes, consistant à imiter ce que fit autrefois Amália Rodrigues : interpréter des textes de grands auteurs sur des musiques de fados traditionnels, ou composées spécialement pour elle. Seulement lorsque Amália faisait cela, elle était en rupture avec la tradition de son époque, ce qui lui valait régulièrement des volées de bois vert, même de la part de ses collègues.
Dans Quinto au contraire, presque tous les textes sont originaux, et relèvent souvent d’une forme de poésie « populaire ». Je mets ce mot entre guillemets, puisque relativement au fado, le terme de « poetas populares », poètes populaires, a du sens. Il renvoie à une époque, les premières décennies du XXe siècle, voire les dernières du XIXe, où le fado était encore en train de se faire, où il n’était pas encore figé dans une forme de folklore dont Amália cherchait déjà à s’extirper dans les années 40 et 50. Une époque où naissaient à foison ces fados qu’on dit maintenant « castiços », authentiques, où les inventeurs s’appelaient Alfredo Marceneiro (1891-1982), le grand guitariste Armandinho (1891-1946), ou avant lui João Maria dos Anjos (1856-1899) compositeur du fado qui porte son nom (Fado João Maria dos Anjos) choisi par António Zambujo pour Madrugada, sur un poème de Nuno Júdice (qui n’est pas un « poète populaire », lui).
Autre hommage à la genèse du fado — et à sa jeunesse –, le choix de Rua dos meus ciúmes (Rue de mes jalousies), un fado de 1960 de Frederico Valério (1913-1982), dont le titre de gloire est d’avoir composé, dès les années 1940, des fados-chansons qui furent les premiers très grands succès d’Amália Rodrigues, et pour lesquels elle fut déjà taxée de non-conformisme. Parmi ceux-ci, le très célèbre (et adorable) Ai, Mouraria.
Ce serait à dire qu’António Zambujo est passéiste, ultra-conservateur ?
Au contraire. Cette recherche de l’ingénuité et de la vigueur originelles du fado s’accompagne d’une réinterprétation, dans une totale liberté, des thèmes retenus. D’où des surprises. Ainsi Não vale mais um dia (paroles de João Monge sur le fado Zeca d’Amadeu Ramim) sonne, avec sa guitare électrique miaulant comme un chat qui s’éveille et sa batterie qui fait chhhhhhhhh tonk, comme un slow de cinéma des années 60, Monica Vitti pensive dansant avec Alain Delon dans un film de Rossellini ; ou bien Alain Delon pensif dansant avec une Mireille Darc moulée dans un fourreau blanc (Francis Blanche planqué derrière les doubles-rideaux qui font un renflement, Lino Ventura épiant Francis Blanche dans un entrebâillement de porte ; un coup de feu claque, Delon a déjà dégainé son arme et lâché Mireille Darc qui pousse un cri et s’affale sur le tapis ; Francis Blanche glapit en même temps, exactement).
La voix d’António Zambujo, autrefois une soie parfaite, incomparablement douce et d’une souplesse qui semblait inaltérable, a pris des accents cuivrés et un peu de tanin. C’est flagrant lorsque l’on écoute successivement Por meu cante (2004) et Quinto (enregistré en décembre 2011 et janvier 2012). Dans chacun de ces deux albums se trouve un morceau dans lequel le chanteur dialogue avec un chœur de cante alentejano, chœur masculin de voix plutôt rudes et paysannes. Dans le premier, l’irruption de la voix de Zambujo évoque celle d’un être céleste en visite tant est frappant le contraste des tessitures et des timbres (le merveilleux Verão). Dans le second (O que é feito dela ?) l’ange a pris goût à la vie terrestre – du moins a-t-il pris le pli d’effectuer de fréquents séjours ici-bas, car une forme de métissage ciel-terre est désormais perceptible dans sa voix. À cet ange on ne donnerait plus le bon dieu sans confession désormais – simple formalité peut-être, mais précaution nécessaire.
Cela tient sans doute en partie au fait qu’entre temps la voix a évolué physiologiquement, mais probablement aussi à un choix de répertoire qui s’affirme au fil des albums, et dont les tropismes ne sont plus exclusivement « fadistes » au sens étroit de ce terme.
Une partie de Quinto a été enregistré en son direct, dans un théâtre — sans le public, mais dans les conditions du concert, en quintette : celui formé autour d’António Zambujo (voix et guitare) par la contrebasse ou la basse acoustique du fidèle Ricardo Cruz, le cavaquinho du cap-verdien Jon Luz (déjà présent dans Guia), la guitare portugaise de Bernardo Couto (parfois celle de Luís Guerreiro, plus rarement celle de José Manuel Neto), et les clarinettes de José Manuel Conde.
Somme toute un joli recueil, riche de quelques perles comme Lambreta de João Monge, ou encore Fortuna, du Brésilien de Paris Márcio Faraco — ma préférée :
António Zambujo. Fortuna / Márcio Faraco, paroles et musique ; António Zambujo, chant, guitare ; Jon Luz, guitare ; Ricardo Cruz, basse portugaise. Lisbonne, 2012.
Não tenho nada em meu nome
Somente o fado que faço
Meu coração não tem fome
Mora num pequeno espaço.
Vivo da vida que passa
De amores que vão e vêm
Nada possuo em meu nome
E não invejo ninguém[…]
Adeus, não olho p’ra trás
O tempo tudo consome
Perde-se o ouro, o amor se desfaz.
Não tenho nada em meu nome
Márcio Faraco. Fortuna.——
Je n’ai rien à mon nom
Sinon ce fado que je fais.
Mon cœur n’a pas de grandes faims,
il niche dans un tout petit creux.
Je vis de la vie qui passe,
d’amours qui vont et viennent.
Je ne possède rien à mon nom,
Je ne suis jaloux de personne.[…]
Adieu, je ne regarde pas en arrière
Avec le temps tout se consume
L’or se perd, l’amour se défait.
Je n’ai rien à mon nom.
Márcio Faraco. Fortuna. Traduction L. & L.
L. & L.
——
António Zambujo
Quinto (2012)
Quinto / António Zambujo, chant, guitare ; Carlos Manuel Proença, guitare ; Bernardo Couto, José Manuel Neto, Luís Guerreiro, guitare portugaise ; Ricardo Cruz, contrebasse, basse acoustique ; Jon Luz, cavaquinho ; José Miguel Conde, clarinettes. — [Portugal] : FeeFiiFooFado ; [France] : World village France, distrib., 2012.
World Village WVF 479069. — EAN 3149026007727
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