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Ils ont tué la Mouraria

5 juin 2023

Fait suite à :

Joshua Benoliel (1873-1932). Antiga rua Martim Moniz antes das demolições. Ao fundo, as escadinhas da calçada do Jogo da Péla = Ancienne rue Martim Moniz avant les démolitions. Au fond, l’escalier du Jogo da Péla, Lisbonne, [195?]. Arquivo municipal de Lisboa, PT/AMLSB/CMLSBAH/PCSP/004/JBN/004063.
Joshua Benoliel (1873-1932). Antiga rua Martim Moniz antes das demolições. Ao fundo, as escadinhas da calçada do Jogo da Péla = Ancienne rue Martim Moniz avant les démolitions. Au fond, l’escalier du Jogo da Péla, Lisbonne, [195?]. Arquivo municipal de Lisboa, PT/AMLSB/CMLSBAH/PCSP/004/JBN/004063.
Cette rue n’existe plus. Elle traversait l’actuelle place Martim Moniz entre l’escalier de la Saúde, qui monte vers le Castelo (le château) et l’escalier du Jogo da Péla qui escalade la colline de Sant’Ana qui lui fait face (ces escaliers existent toujours).

A Mouraria deixou de ser cantadeira
Já veste de outra maneira
Está com aspecto mais novo
Lisboa quis ser sua protectora
E fez dela uma senhora
Já não é mulher do povo

Fernando Farinha (1929-1988). Senhora Mouraria (1957), extrait.

La Mouraria a laissé tomber la chanson,
Elle a changé sa garde-robe,
On dirait qu’elle a même rajeuni.
Lisbonne, qui l’a prise sous son aile,
A transformé la plébéienne
En une vraie femme du monde.

Ce couplet de Senhora Mouraria, un fado-chanson que Fernando Farinha publiait en 1957, illustre le vif sentiment de perte, présent dans quantité de fados des années 1950 et suivantes, causé par les démolitions massives qu’a subies la zone basse de la Mouraria de 1946 au début des années 1960 (voir le billet précédent). Comme si l’âme de l’entière Mouraria y avait été serrée dans une custode secrète et gisait désormais dans les décombres, morte.

Fernando Farinha (1929-1988)Senhora Mouraria. Fernando Farinha, paroles ; Alberto Correia, musique.
Fernando Farinha, chant ; Raul Nery, guitare portugaise ; Joaquim de Vale, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Première publication : Portugal, 1957.

Cela dit, Senhora Mouraria bénéficie d’une forme de happy end : si la Mouraria a changé d’allure sous la férule de Lisbonne, du moins le Fado, réputé y avoir eu sa demeure, s’en est-il tiré sans dommage. Il a simplement déménagé dans le Bairro alto. Mais tous les paroliers de l’époque n’étaient pas si optimistes.

Hermínia Silva • Fado do Arco (1946)

Voici un très curieux fado, créé par la grande Hermínia Silva en 1946. Le Fado do Arco (« Fado de l’Arc ») témoigne d’une certaine anxiété quant au devenir de la Mouraria. L’année 1946 marque le début des démolitions : le palais du marquis d’Alegrete est le premier îlot bâti à en faire les frais (voir le billet précédent). Il est rasé au cours de l’été, sans que l’Arco do marquês do Alegrete (ou Arco da Mouraria), une ancienne porte de la muraille médiévale dont il était mitoyen, ne subisse le même sort. De fait cet arc est préservé jusqu’en 1961, alors que des conjectures sur sa démolition prochaine circulaient depuis des années. Dans le Fado do Arco — qui, je le redis, date de 1946 —, c’est comme si c’était déjà fait.

Hermínia Silva (1907-1993)Fado do Arco. Fernando [dos] Santos & José Almeida Amaral, paroles ; Frederico Valério, musique. Extrait de la revue « O tiro-liro », 1946.
Hermínia Silva, chant ; accompagnement de guitare portugaise et de guitare (instrumentistes non identifiés).
Première publication : Portugal, ℗ 1946.

Lisboa amiga,
Vão-se os teus arcos velhinhos
Vais perdendo os pergaminhos
Da era antiga
Ai, foi-se embora
Santo André no outro dia
E o da velha Mouraria
Lá foi agora

Ma chère Lisbonne,
Tous tes vieux arcs s’en vont
Et avec eux les emblèmes
De ton passé.
Hélas, l’autre jour
S’en est allé l’arc de Saint-André
Et maintenant,
Celui de la vieille Mouraria !
Diz-lhe adeus, Mouraria
Diz-lhe adeus, tradição
E tu, Rosa Maria,
Vem rezar uma oração
Nunca mais ao sol-pôr
Pro arco de mais virtude
Passará o andor
Da Senhora da Saúde

Dis-lui adieu, Mouraria !
Dis-lui adieu, tradition !
Et toi, Rose-Marie,
Viens réciter une oraison !
Jamais plus, au soleil couchant,
Sous l’arc de la vertu
Ne passera la statue
De Notre-Dame de la Santé.
Tu não tens raça
Velho arco sem beleza
Mas a tua singeleza
Até dá graça
Brasão bairrista
Com seu ar de fidalguia
Fica bem à Mouraria
Nobre e fadista

Tu es de la roture,
Mon vieil arc sans beauté,
Mais ta simplicité
Fait ton attrait.
Blason du quartier,
Avec son air de majesté,
Il va bien à la Mouraria,
Noble et fadiste.
Fernando [dos] Santos (1892-1965) & José Almeida Amaral (1901-1964). Fado do Arco (1946). Fernando [dos] Santos (1892-1965) & José Almeida Amaral (1901-1964). Fado de l’Arc, traduit de : Fado do Arco (1946) par L. & L.

Olisipo : boletim do Grupo « Amigos de Lisboa » A. VII, n.º 26, Abril 1944. P. 73. Numérisation : Hemeroteca Municipal de Lisboa.En 1944 était parue dans une revue une interview imaginaire de l’arc du Marquis d’Alegrete, menacé dès le début des années 1940. Le texte commençait ainsi :

Tous les deux mois paraît dans la presse la nouvelle, la rumeur, la suggestion selon laquelle le vieil Arc du marquis d’Alegrete va être, ou doit être, sacrifié à l’esthétique citadine ou aux exigences de la circulation. La vie moderne, rapide et débridée, bute contre les arcs. […] Ce qu’il faut à ce délire de circulation urbaine, ce sont des espaces larges, des rues droites, mais point d’angles, ni de courbes, ni d’étranglements. Il s’agit de pouvoir regarder droit devant et d’aller vite.

Gustavo de Matos Sequeira (1880-1962), Uma entrevista com o Arco do Marquês do Alegrete : capítulo dum livro a aparecer brevemente, de colaboração com o Sr. Luiz Pastor de Macedo. Dans : Olisipo : boletim do Grupo « Amigos de Lisboa » A. VII, n.º 26, Abril 1944. P. 73. Traduction L. & L.

Dès le début de l’entretien l’arc se montre résigné et, comme dans le Fado do Arco, il fait d’emblée référence au sort de l’Arco de Santo André (« Arc de Saint-André »), dont il pressent qu’il sera aussi le sien. Cet arc était une autre des portes de la muraille médiévale. Démoli en 1913, il se trouvait tout en haut de la Mouraria, à la limite du quartier de la Graça.

Maria Teresa de Noronha • Mataram a Mouraria (1961)

Souvent, l’évocation de la disgrâce et de la ruine de la Mouraria est liée à l’effroi quant au devenir du Fado lui-même, tant leurs sorts respectifs sont confondus dans l’imaginaire des fadistes — fondé, en l’occurrence, sur une réalité historique. Tel est le thème d’innombrables fados, dont Mataram a Mouraria (« Ils ont tué la Mouraria ») est un exemple. Maria Teresa de Noronha, par son art et l’élégance de son chant, fait oublier le caractère assez quelconque du poème, chanté sur le Fado Marcha de Manuel Maria. On croirait presque entendre le Fado Marcha do Marceneiro sur laquelle Amália et Marceneiro lui-même interprètent Há festa na Mouraria (voir le billet précédent).

Maria Teresa de Noronha (1918-1993)Mataram a Mouraria. José Mariano, paroles ; Manuel Maria Rodrigues, musique (Fado Manuel Maria).
Maria Teresa de Noronha, chant ; Raul Nery, guitare portugaise ; Joaquim do Vale, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement : Lisbonne, studios Valentim de Carvalho (teatro Taborda), fin 1960 ou janvier 1961.
Première publication : Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 1961.


Já tarde, quando passava
Ouvi alguém a gemer
Naquela rua sombria
Era o fado que chorava
Porque lhe foram dizer
Mataram a Mouraria

Il était tard lorsque en passant
J’ai entendu des gémissements.
Dans cette rue obscure,
C’était le fado qui pleurait.
Car on venait de lui dire :
« Ils ont tué la Mouraria ! »

A tradição condoída
Também chorava por ver
O amigo desolado
E dizia: é a lei da vida
Vem o futuro a nascer
E vai morrendo o passado

La tradition, prise de pitié,
Se prit elle aussi à pleurer
Sur son ami qui s’affligeait.
Elle lui dit : « C’est la loi de la vie.
Elle fait naître l’avenir
Sur les ruines du passé ».

O fado já mal se ouvia
Mas teve forças ainda
P’ra dizer à companheira
Mataram a Mouraria
Velhinha que foi tão linda
Já não tenho quem me queira

Le fado s’entendait à peine
Mais il trouva la force
De redire à sa compagne :
« Ils ont tué la Mouraria,
Ma vieille amie, jadis si belle.
À présent, qui m’aimera ? »

Hei-de cantá-la mil vezes
Como souber, bem ou mal
Ou eu não me chame fado
Enquanto houver portugueses
Ninguém diga em Portugal
Que vai morrendo o passado

Je la chanterai mille fois
Comme je pourrai, bien ou mal,
Sinon ne m’appelez plus « fado ».
Tant qu’il y aura des Portugais,
Que nul ne dise au Portugal
Que notre passé disparaît !

Ele também não me via
Também ele era menino
Também bebia o destino
Sem saber o que bebia.

Il ne me voyait pas,
Lui aussi était un enfant,
Lui aussi buvait son destin
Sans savoir ce qu’il buvait.
José Mariano. Mataram a Mouraria [Pas après 1961].
.
José Mariano. Ils ont tué la Mouraria, trad. par L. & L. de Mataram a Mouraria [Pas après 1961].

Carlos Zel (1950-2002) • Fado de outrora (1995)

Le Fado de outrora (« Fado d’autrefois »), parfois chanté sous le titre Reviver o passado (« Revivre le passé ») est une autre création de Maria Teresa de Noronha il me semble — du moins l’a-t-elle enregistré dès 1959. Le gros des démolitions est alors accompli dans la Baixa da Mouraria ; la place Martim Moniz, irrémédiable, n’en a pourtant pas fini avec les gravats car on y creuse une ligne et une station de métro. Comment le fado aurait-il survécu ? L’amertume porte à l’exagération : le Fado de outrora proclame que, de toute façon, le Fado véritable est mort avec la Severa — c’est à dire en 1846.

On chante ce fado sur une mélodie extrêmement enlevée, très connue des fadistes et du public : le Fado Pechincha de João do Carmo Noronha, un oncle à la mode de Bretagne de Maria Teresa. Voici cette pièce interprétée par Carlos Zel (1950-2002), qui, dans sa présentation, en attribue les paroles à João Linhares Barbosa (1893-1965).

Carlos Zel (1950-2002)Fado de outrora. Manuel Rodrigues de Sá Esteves, paroles ; João do Carmo Noronha, musique (Fado Pechincha).
Carlos Zel, chant ; Carlos Gonçalves & José Luís Nobre Costa, guitare portugaise ; Jaime Santos Jr., guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Extrait du spectacle João Braga e amigos – Fados no Parque. Captation : Cascais (Portugal), Parque de Palmela, 1995.
Vidéo : Portugal, RTP, [1995].

Fui reviver o passado
Às ruas da Mouraria
Não vi fadistas nem fado
Desde a Graça até à Guia

J’ai voulu revivre le passé
Dans les rues de la Mouraria.
Je n’ai vu ni fadistes ni fado,
Depuis la Graça* jusqu’à la Guia*.
O casario se aninha
Cheio de fé e virtude
Em volta da capelinha
Da Senhora da Saúde

Les maisons se serrent,
Fidèles et chastes,
Autour le la chapelle
De Notre-Dame de la Santé.
Foi ali, onde a Severa
Cantou o fado e viveu
Mas o fado dessa era
Morreu quando ela morreu

C’est là que la Severa
Vivait et chantait le fado.
Mais le fado de ce temps-là
Est mort quand elle est morte.
E da velha tradição
Já pouco resta, hoje em dia
Esses tempos que lá vão
Não voltam à Mouraria

Et de l’ancienne tradition,
Que reste-t-il à présent ?
Ce temps bien révolu
Ne reviendra pas à la Mouraria !
Manuel Rodrigues de Sá Esteves. Fado de outrora [pas après 1958]. Connu aussi sous le titre : Reviver o passado Manuel Rodrigues de Sá Esteves. Fado d’autrefois, traduit de : Fado de outrora [pas après 1958] par L. & L. Connu aussi sous le titre : Revivre le passé (Reviver o passado)
*La Graça est un quartier limitrophe du haut de la Mouraria ; la Guia désignait, avant les démolitions, une petite place (le « Largo da Guia ») située non loin de l’église de Notre-Dame de la Santé. Son nom évoque une église détruite en 1859. « Depuis la Graça jusqu’à la Guia » signifie : d’un bout à l’autre de la Mouraria.

8 commentaires leave one →
  1. Avatar de antoinenaik
    antoinenaik permalink
    5 juin 2023 12:49

    Encore un billet passionnant. Vous avez même eu la gentillesse d’y glisser un petit fado de Farinha… Je suis comblé !

    Cette histoire-là est malheureusement bien oubliée de nos jours. De ce point de vue, la dictature a réussi son pari, et le vide de la place Martim Moniz apparaît non seulement comme une rupture du tissu urbain, mais comme un véritable trou de mémoire pour l’histoire du fado. Le seul qui en porte témoignage et que l’on chante encore régulièrement de nos jours, le « Fado de outrora », évoque la nostalgie d’un passé assez mal défini, qui renvoie finalement plus à la mémoire de la Sévéra qu’à celle du quartier disparu…

    Le fado a malgré tout survécu. Pas sous la forme populaire et communautaire que symbolisait le quartier, certes, mais au moins nous reste-t-il la musique, et la voix.

    • Avatar de L. & L.
      5 juin 2023 13:02

      J’ai pensé à vous, bien sûr 🙂
      Je n’aime toujours pas Farinha… En revanche j’adore le Fado do Arco.

      • Avatar de antoinenaik
        antoinenaik permalink
        5 juin 2023 15:00

        Dommage, j’espérais secrètement vous avoir converti 😉
        Ceci dit j’aime beaucoup aussi ce « Fado do Arco »…

  2. Avatar de Michel DURAFFOURG
    Michel DURAFFOURG permalink
    7 juin 2023 14:05

    Superbe billet sur ce quartier mythique de Lisbonne « antiga ».
    Entre nous je ne suis pas sûr que le fado ait survécu mais le nouveau style des fadistas n’est pas ridicule , surtout en concert.
    Pensamentos fadistas

    MichelD

    • Avatar de L. & L.
      7 juin 2023 14:46

      Merci 🙂
      Bien sûr, lorsqu’un style d’expression est aussi viscéralement lié à un milieu social particulier, lui-même établi sur une (ou des) aire(s) géographique(s) urbaine(s) délimitée(s), il suffit que l’équilibre entre les deux se modifie pour mettre en péril ledit style. Il suffit parfois que le temps passe…
      Mais dans le cas du fado, avoir survécu à l’instauration de l’Estado novo, puis à son renversement, aux opérations de rénovation urbaine par dessus le marché, et maintenant à l’économie du tourisme à laquelle la ville sacrifie son identité, au nivellement des goûts à l’échelle mondiale, etc. est la preuve d’une remarquable vitalité.
      Évidemment, il y a « fado » et « fado »…

  3. Avatar de MD1
    MD1 permalink
    7 juin 2023 14:12

    Comme il est dit plus haut, les transformations de Lisbonne ont modifié la base sociale du fado ; les pauvres sont de l’autre côté du Tage. Reste la culture fadiste qui s’exprime davantage dans les concerts que dans les casas de fado assez tristement professionnalisées. Quant au gosse de la Bica…

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