Hermínia Silva • Fado da Senhora da Saúde
Voici, au long des quelques billets à venir — trois, quatre, je ne sais pas encore — une évocation de l’un des quartiers les plus anciens de Lisbonne et des plus célébrés par le fado : la Mouraria.
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Albertino Guimarães (1891-1967), Largo da Senhora da Saúde (1939). Lisbonne, Museu de Lisboa. Photo : Pedro Ribeiro Simões sur Flickr (CC BY 2.0).
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La Mouraria (littéralement : « la Maurerie ») s’est constituée suite à la conquête de Lisbonne, arrachée aux « Maures » par le premier roi du Portugal, Afonso Henriques, en 1147. Chassée d’Alfama, où se trouvait probablement la grande mosquée de la ville, la population musulmane qui n’avait pas pu fuir s’est rassemblée un peu plus au Nord, sur les pentes occidentale et septentrionale de la colline que couronne le château Saint-Georges. La grande mosquée fut bientôt détruite tandis qu’était promptement entreprise la construction de la Sé, la cathédrale.
À la fin du XIXe et au début du XXe siècles, la Mouraria, dont la structure n’a guère changé, est un quartier pauvre de venelles escarpées, d’escaliers, de tavernes, de bordels et autres : un terrain d’élection pour le fado, devenu la chanson emblématique de la ville. C’est au cœur de la Mouraria, dans l’étroite rua do Capelão (rue du Chapelain), que « la Severa » (Maria Severa, 1820-1846), la première fadiste connue, a vécu l’essentiel de sa courte vie. Et c’est ce même quartier qu’on imagine être le décor de la fameuse casa da Mariquinhas rendue célèbre par Alfredo Marceneiro.
La Mouraria descend jusqu’à la ville basse et englobe la très jolie chapelle baroque de la Senhora da Saúde (Notre-Dame de la Santé), située hors les murs lors de sa construction. La procession qui s’y déroule tous les premiers dimanches de mai (aujourd’hui, en principe) fournit le motif de plusieurs fados. Le Fado da Senhora da Saúde pèche par ses paroles nunuches, truffées de naphtaline et arrosées d’eau bénite — encore que son refrain décoche quelques coups de griffe à la politique d’aménagement urbain de la capitale en ce début des années 1950, comme on le verra dans le prochain billet. Par bonheur, sa musique est une marche allègre et convient à merveille à l’incomparable Hermínia Silva (1907-1993), qui ne se prend pas au sérieux et dont on n’est jamais tout à fait assuré qu’elle ne persifle pas.
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Hermínia Silva (1907-1993) • Fado da Senhora da Saúde. Lourenço Rodrigues, paroles ; João Nobre, musique.
Hermínia Silva, chant ; Raúl Nery, guitare portugaise ; Armando Silva, guitare.
Première publication : Portugal, 1953.
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O povo comovido sem alarde
Em multidões enormes se amontoa
E a Mouraria nessa linda tarde
É sala de visitas de Lisboa
Tout un peuple ému et simple
Se presse en foule énorme
Et la Mouraria, en ce bel après-midi
Est le salon de réception de Lisbonne.
E coberto de flores surge o andor
Anda um cheiro a incenso pelo ar
Qual tela colorida dum pintor
Um quadro de ternura popular
Sur sa litière de fleurs voici la Madone
Et l’air se parfume d’encens.
On dirait la toile multicolore d’un peintre,
Un tableau de ferveur populaire.
Mouraria, Mouraria,
Não te enjeito nem te esqueço
[És o riso do sagrado]*
Onde a fé nunca esmorece
Mouraria, Mouraria,
Je ne te néglige ni ne t’oublie.
[Tu es le rire du sacré]*
Où la foi ne faiblit pas.
Minha querida Mouraria,
Pode arrasar-te o progresso
Que terás sempre a teu lado
O carinho duma prece.
Ma chère Mouraria,
Le progrès peut te démolir**,
Tu seras toujours accompagnée
Du réconfort d’une prière.
Mouraria, Mouraria,
Querem fazer-te moderna
Mas hoje a tua alegria
Não convence nem ilude.
Mouraria, Mouraria,
On veut te moderniser**
Mais aujourd’hui ta gaieté
Ne convainc ni ne trompe.
Só será p’ra sempre eterna
Em respeito à tradição
A ingénua procissão
Da Senhora da Saúde!
Seule durera éternellement,
Comme le veut la tradition,
La procession sans prétention
De Notre-Dame de la Santé !
As colchas e as bandeiras pelos ares
Transformam este bairro honesto e pobre
E ao ver os seus santinhos populares,
O pobre humildemente se descobre.
Les dessus de lit aux fenêtres et les drapeaux
Transforment ce quartier honnête et pauvre
Et lorsque défilent ses saints populaires,
Humblement, le pauvre se découvre.
Mas volta a procissão à capelinha
As pétalas de rosa vão murchar
E lá fica outra vez triste e sozinha
A Mouraria que me viu criar.
Mais la procession rentre à la chapelle,
Les pétales de rose vont faner
Et cette Mouraria qui m’a vue grandir
Retourne à sa tristesse et à sa solitude.
Lourenço Rodrigues (1898-1975). Fado da Senhora da Saúde (1953).
*Transcription incertaine.
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Lourenço Rodrigues (1898-1975). Fado de Notre-Dame de la Santé, trad. par L. & L. de Fado da Senhora da Saúde (1953).
*Transcription de l’original incertaine.
**Allusion aux démolitions massives, commencées en 1949, d’une large part de la partie basse du quartier (essentiellement l’emplacement actuel de la vaste place Martim Moniz).
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C’est une excellente idée, cette série de billets sur le fado et la Mouraria, merci à vous !
Cette Mouraria du fado est un quartier qui a malheureusement beaucoup souffert de l’urbanisme du 20e siècle, notamment dans sa partie basse. La percée de l’avenue Almirante Reis et de la place Martim Moniz ont eu raison du « Largo da Senhora da Saúde », si joliment représenté sur la peinture de votre billet, et de la fameuse « rua da Palma », dont il ne reste presque rien.
Le seul tronçon « fadiste » a avoir survécu en réalité, c’est la mythique rua do Capelão et les ruelles qui la prolongent. Elles sont restées populaires et on s’y livre encore à toutes sortes de petits trafics. Il y a aussi la rua do Benformoso où l’on peut sentir cette ambiance, avec en prime la touche « exotique » apportée par la population bengali et pakistanaise qui s’y est installée depuis quelques années.
Et cette place Martim Moniz est d’une laideur révoltante ! Je ne suis pas retourné à Lisbonne depuis 2018, mais je trouvais déjà que la Mouraria commençait à subir le sort d’Alfama… Du moins dans certaines de ses zones. Le bout du quartier, du côté de Socorro, était encore peu touché (la rua do Capelão dont vous parlez et ses alentours).
La chapelle de la Senhora da Saúde était en travaux, à l’époque.
Oui effectivement, elle est affreuse ! Cette opération d’urbanisme a été un véritable désastre pour le quartier, qui a aussi beaucoup souffert, comme vous le pressentiez, de la gentrification et du tourisme.
Aujourd’hui la zone située autour de la rua das Farinhas est quasiment devenue un quartier Airbnb, et les commerces qui ont survécu ont une clientèle très majoritairement touristique. Socorro et la rua do Capelão ont mieux résisté, du fait de la population immigrée qui y a pris place, mais beaucoup de logements se retrouvent du coup à la limite de l’insalubrité.
En réalité, tout ce merveilleux centre historique de Lisbonne dégage aujourd’hui une atmosphère de village de vacances qui n’a plus rien de « fadista »… La population portugaise a fui et ne se retrouve plus qu’à partir d’Arroios et d’Alameda. Heureusement qu’il y a votre blog, et quelques maisons de fado restées authentiques, pour perpétuer un peu de la mémoire et de la magie de cette ville.