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Fado Vitória. 4. Povo que lavas no rio (Amália) [1ère partie]

28 février 2023

Voir aussi :

« Senhoras e senhores […], vão ouvir a expressão máxima do Fado, Amália Rodrigues! » : « Mesdames et messieurs […], vous allez entendre l’expression suprême du Fado, Amália Rodrigues ! » C’est ainsi que Filipe Pinto, fadiste lui-même, annonçait Amália au public lisboète du Café Luso en 1955 (lors d’un récital enregistré, publié près de vingt ans plus tard).

« L’expression suprême du Fado »

À visionner cette vidéo de piètre qualité, dont le son et l’image sont désynchronisés, on souscrira sans doute à l’éloge et, à son tour, on reconnaîtra dans l’art d’Amália Rodrigues « l’expression suprême du Fado » :

Amália Rodrigues (1920-1999)Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Captation : [Taunton, Massachusets (États-Unis)?], [10 juin 1977?].
Vidéo : aucune donnée. Document issu du matériel recueilli par le réalisateur Bruno de Almeida pour son film The art of Amália (1999).

Oui, le Povo que lavas no rio d’Amália Rodrigues est un sommet de l’histoire du fado. À lui seul il en est un condensé ; il est une réponse de facto à la question : « Qu’est-ce que le fado ? ».

Le poème, dont le titre peut se traduire par « Peuple, qui laves dans l’eau du fleuve », est chanté sur la musique du Fado Vitória de Joaquim Campos, comme O rouxinol do choupal de José Porfírio, Igreja de Santo Estêvão de Fernando Maurício et d’autres (voir les billets précédents). Mais est-ce encore le Fado Vitória ? C’est lui sans doute, renouvelé par la force intrinsèque (et les appuis rythmiques) du poème avec lequel Amália l’a combiné, transfiguré surtout par la ferveur de son interprétation qui n’a cessé de se réinventer au contact du public, au fil des spectacles donnés ici ou là, devant des parterres de spectateurs qui, souvent, ne comprenaient pas le portugais.

Une fois, à Paris, j’ai été ovationnée debout par un théâtre entier avec « Povo que lavas no rio », alors même que les gens ne comprenaient pas les paroles. Ça s’est produit. Et ce genre de prodige, voilà ce qu’est le fado.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 96-97. Non traduit (traduction L. & L.).

Les Portugais ont découvert Povo que lavas no rio lors d’un récital télévisé diffusé un soir d’octobre 1961, soit près d’un an avant la publication sur disque de son enregistrement en studio.

Amália Rodrigues (1920-1999)Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; José Nunes, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare.
Extrait de l’émission Amália Rodrigues, réalisation Fernando Frazão, diffusée le 6 octobre 1961 à la télévision portugaise. Enregistrement : Lisbonne, studios de la RTP à Lumiar, septembre 1961. Production : Portugal, RTP (Rádio e Televisão de Portugal), 1961.


Povo que lavas no rio
Que talhas com o teu machado
As tábuas do meu caixão,
Pode haver quem te defenda
Quem compre o teu chão sagrado
Mas a tua vida não.

Peuple, qui laves dans l’eau du fleuve,
Toi dont la hache abat
Le bois de mon cercueil,
Certains peut-être te défendront,
D’autres achèteront ton sol sacré,
Mais ta vie — non !

Fui ter à mesa redonda
Beber em malga que esconda
O beijo de mão em mão.
Era o vinho que me deste
Água pura, fruto agreste
Mas a tua vida não.

Je me suis rendu à la table ronde,
J’y ai bu au bol qui dissimule
Le baiser, de main en main…
Tu m’as donné le vin,
L’eau pure, le fruit sauvage,
Mais ta vie — non !

Aromas de urze e de lama
Dormi com eles na cama
Tive a mesma condição.
Povo, povo, eu te pertenço
Deste-me alturas de incenso,
Mas a tua vida não.

Arômes de bruyère et de boue !
C’est avec eux que j’ai dormi…
J’ai partagé leur condition.
Peuple ! Peuple ! Je t’appartiens.
Tu m’as donné des cieux d’encens,
Mais ta vie — non !
Pedro Homem de Melo (1904-1984). Povo que lavas no rio, adapté de Povo, extrait du recueil Miserere (1948).
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Pedro Homem de Melo (1904-1984). Peuple, qui laves dans l’eau du fleuve, trad. par L. & L. de Povo que lavas no rio, adapté de Povo (« Peuple »), extrait du recueil Miserere (1948).

« Un fado molto speciale »

Amália Rodrigues (1920-1999)Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Rome, Teatro Sistina, 15 novembre 1976.
Extrait de l’album : Amália in teatro. Italie, EMI, ℗ 1978.

En 1976, au cours d’un récital au Teatro Sistina de Rome, s’exprimant dans un italien émaillé d’imperfections mais assez fluide et tout à fait compréhensible, Amália introduisait ainsi l’une des plus belles versions enregistrées de Povo que lavas no rio (à écouter ci-dessus) :

[Transcrit sans corrections] Questo è un fado. Un fado classico, il fado più serioso. Questo è un fado molto speciale, è un fado molto dai portoghesi, più che gli altri, perché è un fado che non c’è melodia, bisogna inventarla ogni volta che si canta, è un improvviso fra i chitarristi e il cantante. Questo è il fado che ha dato il senso alla parola ‘fado’. ‘Fado’ viene della parola latina ‘fatum’: ‘destino’. Vuol dire quando si parla di un destino brutto, un destino cattivo, triste, e sempre si dice ‘è stato il mio fado’. Vuol dire che non si può cambiare. Questo parla del popolo — ‘povo’ vuol dire ‘popolo’ — che lava…, che lava en el fiume, lava no rio. « Povo que lavas no rio ».
Amália Rodrigues (1920-1999). [Introduction au fado « Povo que lavas no rio »], extrait du récital donné par la chanteuse le 15 novembre 1976 au Teatro Sistina, Rome, publié dans l’album : Amália in teatro, Italie, EMI, ℗ 1978.

Voici un fado. Un fado classique, le fado le plus sérieux. C’est un fado très spécial, un fado qui parle surtout aux Portugais, plus qu’aux autres, parce que c’est un fado sans mélodie, il faut l’inventer à mesure qu’on chante, c’est une improvisation entre chanteur et guitaristes. Ce fado est celui qui a donné son sens au mot « fado ». « Fado » vient du latin « fatum » : « destin ». C’est à dire un destin sombre, mauvais, triste. On dit toujours « c’était mon fado », ce qui veut dire qu’on ne peut pas changer le cours des choses. Ce fado parle du peuple — « povo » veut dire « peuple » — qui lave…, qui lave dans le fleuve, lave no rio. « Povo que lavas no rio ».
Amália Rodrigues (1920-1999). [Introduction au fado « Povo que lavas no rio »], extrait du récital donné par la chanteuse le 15 novembre 1976 au Teatro Sistina, Rome, publié dans l’album : Amália in teatro, Italie, EMI, ℗ 1978. Traduction L. & L.

Ainsi, d’après elle, Povo que lavas no rio occuperait une place particulière dans l’histoire générale du fado : « Ce fado est celui qui a donné son sens au mot fado ». C’est évidemment un peu exagéré. Comme s’il avait fallu attendre 1960 et son intervention pour que le mot fado prenne son sens ; ses collègues ont dû apprécier. Mettons que sa maîtrise imparfaite de la langue italienne soit responsable de cet accès de pétulance. En revanche celui-ci : « [Povo que lavas no rio] est un fado sans mélodie, il faut l’inventer à mesure qu’on chante, c’est une improvisation entre chanteur et guitaristes » est délibéré : c’était dans sa bouche une sorte de leitmotiv, qu’on retrouve dans son autobiographie et dans diverses interviews. Or s’il existe un fado traditionnel dont la mélodie soit nettement caractérisée, c’est bien le Fado Vitória, la composition de Joaquim Campos utilisée pour Povo que lavas no rio.

Mais il est vrai qu’à chaque fois qu’elle donnait ce fado, et elle le donnait souvent, Amália cherchait à en varier l’interprétation, y compris en intervenant sur la ligne mélodique.

On pourra en juger en écoutant successivement ces deux extraits de son récital donné à l’Olympia, à Paris, du 13 au 26 mai 1975, captés lors de deux soirées différentes. Dans le premier surtout, on la sent désireuse de s’échapper de la mélodie — pas toujours avec bonheur, du reste (dans l’un et l’autre elle semble fatiguée, plus qu’à Rome l’année suivante).

Amália Rodrigues (1920-1999)Povo que lavas no rio. Pedro Homem de Mello, paroles ; Joaquim Campos, musique (Fado Vitória).
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Paris, Olympia, du 13 au 26 mai 1975.
Première publication dans le coffret Amália em Paris. Portugal, Valentim de Carvalho, ℗ 2020.

Le cante grande

Les allégations de la chanteuse quant au « fado sans mélodie », qui serait « une improvisation entre chanteur et guitaristes » font écho à un thème récurrent dans ses propos : le fado comme parent du flamenco et, plus généralement, au tropisme espagnol qui semble l’avoir gouvernée toute sa vie. Son premier voyage à l’étranger, en 1943, l’a conduite à Madrid où elle a pu assister à un spectacle de flamenco dont elle dit qu’il a produit sur elle une impression considérable et durable.

Ce premier voyage en Espagne a eu une grande influence sur moi, parce que j’y ai assisté à un spectacle de flamenco et que je suis tombée amoureuse de cette musique. Voilà pourquoi j’aime chanter la chanson espagnole. Tout ce répertoire espagnol que je me suis construit est le produit de ce voyage-là.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 64. Non traduit (traduction L. & L.).

Son catalogue « d’espagnolades » comme elle disait elle-même, emprunté aux vedettes espagnoles des années quarante, cinquante, comme Lola Flores (1923-1995) ou Conchita Piquer (1908-1990), n’était pas très fourni, mais il était mis à contribution avec régularité lors de ses concerts. Une ou deux chansons par récital, surtout en dehors du Portugal où elle craignait qu’un excès de fados n’ennuie les publics. Elle choisissait des morceaux rapides comme Tani, créé dans les années 1940 par Pepe Blanco (1911-1981), ou El Porompompero, une célèbre rumba du répertoire de Manolo Escobar (1931-2013), dont l’énergie embrasait la salle la plus engourdie.

Amália Rodrigues (1920-1999)El Porompompero. José Antonio Ochaíta & Xandro Valerio, paroles ; Juan Solano Pedrero, musique.
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Paris, Olympia, du 13 au 26 mai 1975.
Première publication dans le coffret Amália em Paris. Portugal, Valentim de Carvalho, ℗ 2020.

Amália Rodrigues (1920-1999)Tani. Francisco Muñoz Acosta, paroles ; Genaro Monreal Lacosta , musique.
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Pérez Andión, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Rome, Teatro Sistina, 5 mars 1973.
Première publication dans l’album Amália em Itália. Portugal, Valentim de Carvalho, ℗ 2017.

Elle n’avait aucun doute quant à ses aptitudes en la matière : elle-même se jugeait excellente dans le répertoire espagnol — au diable la fausse modestie.

Si j’avais pu passer un an en Espagne […] je n’aurais pas craint de me confronter à n’importe quelle chanteuse espagnole. Mon amour pour cette musique est tel qu’à mon avis j’aurais pu parvenir jusqu’au « cante jondo ». […] En Espagne il y a une ambiance d’exaltation, qui décolle presque. […] Une atmosphère qui aurait convenu à ma voix bien mieux que le fado. Je n’échangerais pas le fado contre le chant espagnol, mais j’aurais aimé avoir pu chanter les deux. En vérité, je me considère une chanteuse ibérique.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 66. Non traduit (traduction L. & L.).

Consciente de ses limites, elle s’en est tout de même tenue à la copla et ne s’est jamais aventurée dans le cante grande, ou cante jondo — le « chant profond » —, la forme la plus ancienne du chant flamenco, qui vient du fond de l’être, du fond de l’âme. Non, mais elle considérait que son Povo que lavas no rio était un équivalent portugais du grand chant andalou et que, par elle, le fado entrait en syntonie avec le flamenco.

Cette mélodie, le « Fado Vitória », du fadiste Joaquim Campos, est très belle. C’est le « cante grande », un chant dramatique. C’est une mélodie en gamme espagnole*, une musique qui me donne de la liberté, qui me permet d’improviser et dans laquelle je peux pénétrer. Je chante toujours « Povo que lavas no rio », je ne m’en lasse jamais parce que j’essaie toujours de naviguer dans d’autres eaux, de voir si je peux tirer autre chose de tel mot, de tel motif musical. Je peux jurer que je ne l’ai jamais chanté deux fois de le même manière.
Amália Rodrigues (1920-1999), dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Lisboa, Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 96. Non traduit (traduction L. & L.).

*La « gamme espagnole » est un mode, c’est à dire une échelle musicale qui se caractérise par un enchaînement d’intervalles particulier ; il existe à vrai dire plusieurs définitions, non concordantes, de la « gamme espagnole ». Voir par exemple : La escala española, dans : « Pentamúsica », 2 août 2020 (en espagnol).

À suivre.

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