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Amália Rodrigues • Estranha forma de vida (1962)

21 février 2020

Poursuivons ce regard rétrospectif sur le Disco do Busto, qui selon la propre constatation d’Amália Rodrigues, lui a apporté un nouveau public tandis qu’il éloignait d’elle celui du fado traditionnel.

O primeiro disco com músicas do Alain [Oulman] (1962) foi importante para uma élite […]. Trouxe outro publico para o pé de mim. Mas houve muitíssima gente que não gostou, que gostava mais do que eu cantava antes. Havia quem dissesse que eu já não cantava o fado, que o fado do Alain não era fado. […] Eu vou fazendo os fados serem fados à medida que os vous cantando. O Alain trouxe um publico que não era comigo e, ao mesmo tempo, afastou um bocadinho outro publico. A começar pelos guitarristas. O José Nunes, quando ia tocar coisas do Alain, dizia sempre: « Vamos às óperas! »
Vítor Pavão dos Santos. Amália : uma biografia. Contexto, 1987, page 150.

Le premier disque que j’ai fait avec des musiques d’Alain [Oulman] (1962) a été important pour une élite […]. Il m’a procuré un nouveau public. Mais il y a énormément de gens qui n’ont pas aimé, qui préféraient ce que je chantais avant. Certains ont dit que je ne chantais plus le fado, que le fado d’Alain n’était pas du fado. […] Les fados deviennent fados à mesure que je les chante. Alain m’a apporté un public qui n’était pas le mien et, en même temps, il a un peu éloigné le public précédent. À commencer par les guitaristes. José Nunes, quand il allait jouer quelque chose d’Alain, disait toujours : « On va à l’opéra ! »

Tout n’était pourtant pas étrange dans le Disco do Busto : on y trouvait deux chansons d’Alain Oulman très allantes, deux marches, composées l’une et l’autre sur des poèmes de David Mourão-Ferreira (Maria Lisboa et Madrugada de Alfama, dont Amália enregistrera de nouvelles versions en 1969 pour l’album Com que voz), ainsi que deux fados traditionnels (Povo que lavas no rio et Estranha forma de vida).

Povo que lavas no rio (« Peuple, toi qui laves dans le fleuve »), constitué de quelques strophes d’un long poème de Pedro Homem de Mello chantées sur la musique du Fado Vitória de Joaquim Campos, accompagne dès lors Amália dans la suite de sa carrière, jusqu’au bout. C’est probablement, parmi les innombrables morceaux de son répertoire, celui qu’elle aimait entre tous, celui qu’elle n’a jamais manqué de porter au programme de ses concerts.

Le texte d’Estranha forma de vida est un poème d’Amália Rodrigues elle-même, l’un des plus réussis, probablement écrit dans les années 1950. Amália faisait alors peu de cas de ses propres œuvres et lorsqu’il lui arrivait de les utiliser comme paroles de fados, soit elle ne mentionnait pas de nom d’auteur, soit elle donnait celui de quelqu’un d’autre.

Sempre gostei de fazer versos, tinha jeito para rimar e se havia alguma festa, uma coisa de cerimónia, para não fazer discursos, agradecia com versos, com quadras. Para cantar, fiz aquele « Mouraria* », era muito nova, nem sei porquê, mas não assinei. Assim como o « Estranha forma de vida », que fiz também há muito tempo. Um dia a minha irmã Celeste pegou-lhe e começou a cantar. Gostei e cantei também. Mas como não estava inscrita na Sociedade de Autores, quem assinou foi o Varela Silva, que era casado com a Celeste.
Vítor Pavão dos Santos. Amália : uma biografia. Contexto, 1987, page 158.

J’ai toujours aimé écrire des vers, je le faisais facilement et en cas de fête, de cérémonie ou autre, pour éviter de faire des discours je remerciais avec des quatrains. J’ai écrit ce « Mouraria* » pour le chanter ; j’étais très jeune et je ne l’ai pas signé, je ne sais pas pourquoi. Idem pour « Estranha forma de vida », que j’ai fait il y a très longtemps. Un jour ma sœur Celeste s’est mise à le chanter. Ça m’a plu et je l’ai chanté aussi. Mais comme je n’étais pas inscrite à la Société des auteurs, c’est Varela Silva, le mari de Celeste, qui l’a signé.
*Dans l’album : « Amália no Café Luso ». Connu aussi sous le titre : « Entrei na vida a cantar ».

On ignore si l’idée d’associer le texte d’Estranha forma de vida au Fado bailado d’Alfredo Marceneiro est celle de Celeste, ou si celle-ci le chantait sur une musique différente (elle ne semble pas l’avoir enregistré). C’est en tout cas une grande réussite d’Amália, l’un des titres marquants de sa discographie.

Amália Rodrigues (1920-1999)Estranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Amália Rodrigues, chant ; José Nunes, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare classique.
Enregistrement : Teatro Taborda, Lisbonne (Portugal), 1962.
Extrait de l’album sans titre désigné comme Busto / Amália Rodrigues. 1ère publication : Portugal, 1962.

Foi por vontade de Deus
Que eu vivo nesta ansiedade
Que todos os ais são meus,
Que é toda a minha saudade
Foi por vontade de Deus.
C’est la volonté de Dieu
Que je vive dans cette inquiétude,
Que toutes les plaintes soient miennes,
Que toute la saudade soit mienne.
C’est la volonté de Dieu.
Que estranha forma de vida
Tem este meu coração
Vive de vida perdida
Quem lhe daria o condão?
Que estranha forma de vida.
Quelle étrange façon de vivre
Que celle de mon cœur !
Vivre une vie d’égarement,
Être sans emprise sur soi-même,
Quelle étrange façon de vivre !
Coração independente
Coração que não comando
Vives perdido entre a gente
Teimosamente sangrando
Coração independente.
Cœur indépendant,
Cœur désobéissant,
Tu vis perdu dans le monde,
Tu saignes, obstinément,
Cœur indépendant.
Eu não te acompanho mais
Para, deixa de bater
Se não sabes onde vais,
Porque teimas em correr?
Eu não te acompanho mais.
Je ne t’accompagne plus
Arrête-toi, cesse de battre !
Si tu ne sais pas où tu vas
Pourquoi t’obstiner à courir ?
Moi, je ne t’accompagne plus.
Amália Rodrigues (1920-1999). Estranha forma de vida. Amália Rodrigues (1920-1999). Étrange façon de vivre, traduit de Estranha forma de vida par L. & L.

Voici deux interprétations d’Estranha forma de vida données en public par Amália Rodrigues, l’une à la télévision portugaise en 1965, l’autre en novembre 1962, c’est à dire quelques mois après la publication du Disco do Busto, lors d’un spectacle donné au théâtre Tivoli à Lisbonne en l’honneur du fadiste Filipe Pinto. On remarquera que dans les deux cas elle annonce le titre du fado et le nom du compositeur mais ne donne aucune indication sur l’auteur du texte.

Amália Rodrigues (1920-1999) | Estranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Amália Rodrigues, chant ; Domingos Camarinha, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare classique.
Vidéo : production RTP [Rádio e Televisão de Portugal]. Portugal, 1965.

Amália Rodrigues (1920-1999)Estranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Amália Rodrigues, chant ; Domingos Camarinha, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare classique. Enregistrement public, dans le cadre du spectacle donné en hommage à Filipe Pinto au théâtre Tivoli, Lisbonne, le 29 novembre 1962.
Extrait de l’album Tivoli 62. 1ère publication : Portugal, 2015.

La musique utilisée pour Estranha forma de vida, le Fado bailado, composé par Alfredo Marceneiro, tire son nom d’un morceau intitulé Eterno bailado (« Éternel ballet »), créé par Marceneiro lui-même. Or comme Amália et d’autres, Marceneiro figurait à l’affiche du spectacle donné au théâtre Tivoli en novembre 1962 et il y a donné son Eterno bailado :

Alfredo Marceneiro (1891-1982)Eterno bailado. Henrique Rêgo, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Alfredo Marceneiro, chant ; Ilídio dos Santos, guitare portugaise ; Orlando Silva, guitare. Enregistrement public, dans le cadre du spectacle donné en hommage à Filipe Pinto au théâtre Tivoli, Lisbonne, le 29 novembre 1962.
Extrait de l’album Tivoli 62. 1ère publication : Portugal, 2015.

En dépit du caractère novateur des compositions d’Alain Oulman qui ont fait la renommée du Disco do Busto, ce sont à vrai dire les deux fados traditionnels de l’album qui ont connu le plus grand succès. Ce sont aussi les seuls extraits de Busto qu’Amália elle-même ait conservés durablement au programme de ses concerts, surtout Povo que lavas no rio comme on l’a dit plus haut.

Elle a sans doute moins souvent chanté Estranha forma de vida, qui n’en est pas moins resté l’un des titres emblématiques de son répertoire aux yeux du public. C’est aussi l’un de ceux qui ont été le plus repris par les autres artistes, fadistes ou non – bien plus que Povo que lavas no rio, qui apparaît trop profondément lié à l’interprétation de sa créatrice. On en trouvera ci-dessous un petit échantillon. La publication la plus récente (Custódio Castelo) date d’un mois à peine.

Sílvia Pérez CruzEstranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Sílvia Pérez Cruz, chant ; Elena Rey & Carlos Montfort, violon ; Anna Aldoma, alto ; Joan Antoni Pich, violoncelle ; Miquel Ángel Cordero, contrebasse.
Extrait de l’album Vestida De Nit / Sílvia Pérez Cruz. 1ère publication : Espagne, 2017.

Maria VolontéEstranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Maria Volonté, chant. Enregistrement public, Buenos Aires (Argentine), Teatro Presidente Alvear, 28 septembre 2002.
Extrait de l’album Fuimos / Maria Volonté. 1ère publication : Argentine, 2003.

Custódio CasteloEstranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Custódio Castelo, guitare portugaise.
Extrait de l’album Amália classics on portuguese guitar / Custódio Castelo. 1ère publication : Royaume-Uni, 2020.

Caetano VelosoEstranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Caetano Veloso, chant, guitare. Enregistrement public, Rio de Janeiro (Brésil), « Golden room » de l’hôtel Copacabana Palace.
Extrait de l’album Totalmente demais / Caetano Veloso. 1ère publication : Brésil, 1986.

Paulo GonzoEstranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Paulo Gonzo, chant ; instrumentistes non identifiés.
Extrait de l’album Paulo Gonzo. 1ère publication : Portugal, 2005.

Sur l’album Busto, voir aussi :

Sur l’album Tivoli 62, voir aussi :

10 commentaires leave one →
  1. Don Dan permalink
    22 février 2020 14:18

    Vingt fois sur le métier remettez le répertoire d’Amalia, il y aura toujours quelque nouveau détail à découvrir. Merci de faire cet exercice.

    J’aime beaucoup cette chanson « Estranha forma de vida » dont le texte est très intense et l’on ne s’étonne pas qu’il vienne de la plume d’Amalia.

    Pour ajouter une note orientale aux différentes versions proposées, en voici une japonaise de 1996 par Tsuquida Hideco qui est possédée par le fado et Amalia en particulier. Quand on pense à la passion et à la ténacité nécessaires pour apprendre une langue si éloignée de la sienne uniquement pour pouvoir chanter la musique que l’on aime. La passion excuse beaucoup…

    Et une version assez particulière, car il faut toujours faire quelque chose de « différent » dans un monde de concurrence, par Helder Moutinho en 2017. Pourquoi pas ?

    • 22 février 2020 19:24

      Merci pour ces deux ajouts 🙂

      Vous l’aimez, la version de Hélder Moutinho ? Comme vous dites, il faut faire différent… sans que ça le soit trop quand même en l’occurrence. Il n’y a que l’arrangement, qui hésite entre le tango et autre chose… Cela dit ça s’écoute.

      Quant aux Japonais, oui ils sont surprenants…

      Une petite dernière, en catalan :

      Mariona Sagarra. Et il y en a des dizaines d’autres !

      • Don Dan permalink
        22 février 2020 20:29

        C’est vrai qu’il y en a des dizaines d’autres mais je pense que celui-ci est un projet original. Ce CD est du début du mois et je dois dire qu’après plusieurs écoutes, je le trouve intéressant et original.

        Née à Athènes en 1982, Kalliroi est une chanteuse, pianiste et compositeure. Elle a étudié l’harmonie et le piano classique au Conservatoire National d’Athènes, la musicologie et le chant jazz à l’Université Ionienne, ainsi que le théâtre à l’école dramatique de Theodosiadis à Athènes.
        C’est la rencontre avec le bouzoukiste Jean-Marc Gibert en 2012 à Marseille qui marque le début du projet Fado Rebetiko initié par Kalliroi Raouzeou, désireuse de réunir ces deux registres populaires méditerranéens autour d’une voix accompagnée d’instrumentistes issus de cultures musicales différentes.

      • 22 février 2020 20:37

        En effet, c’est très bien. Il me semble avoir entendu Fado Rebetiko à la radio il y a quelques mois, à l’émission de Françoise Degeorges (« Couleurs du monde ») sur France Musique

      • 1 novembre 2020 14:06

  2. Jacques Anglade permalink
    2 novembre 2020 12:16

    Maria Joao et Aki Takase !

Trackbacks

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