Penser librement en temps de dictature : Amália et le « Fado de Peniche » (1962)
Por teu livre pensamento
Foram-te longe encerrar.
Tão longe que o meu lamento
Não te consegue alcançar.
E apenas ouves o vento
E apenas ouves o mar.
David Mourão-Ferreira (1927-1996). Abandono (« Fado de Peniche », 1959). Extrait.
À cause de ta libre pensée
Ils t’ont enfermé au loin,
Si loin que ma plainte
Ne peut t’atteindre.
Et tu n’entends que le vent
Et tu n’entends que la mer.
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Vue de la forteresse de Peniche (Portugal), montrant les bâtiments de l’ancienne prison (constructions blanches, au centre). Par dr.r.lam sur Flickr (CC BY-NC-ND 2.0)
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Peniche est une petite ville située sur un promontoire qui s’avance dans l’océan Atlantique, à quatre-vingt-dix kilomètres environ au Nord de Lisbonne. Il s’y trouve une célèbre forteresse dont les plus anciennes constructions remontent au XVIe siècle et qui a servi, de 1934 à 1974, de prison de haute sécurité destinée aux opposants politiques de l’Estado novo (le régime salazariste). On ne s’en évadait pas, à de rarissimes exceptions près : la plus célèbre évasion de Peniche est celle d’Álvaro Cunhal et d’une poignée de ses compagnons d’infortune, le 3 janvier 1960, grâce à une complicité interne et à un appui logistique du Parti communiste portugais (PCP).
Lorsque sort, à l’été 1962, le Disco do busto (« disque du buste ») d’Amália Rodrigues, l’étonnement suscité par les cinq morceaux de la première face (voir le billet Amália Rodrigues • Asas fechadas (1962)) s’est probablement, pour bien des auditeurs, mué en stupeur à l’écoute de la première plage de la seconde, intitulée Abandono (« Abandon ») :
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Abandono. David Mourão-Ferreira, paroles ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; José Nunes, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare classique.
Enregistrement : Teatro Taborda, Lisbonne (Portugal), 1962.
1ère publication : Portugal, 1962.
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Por teu livre pensamento
Foram-te longe encerrar
Tão longe que o meu lamento
Não te consegue alcançar.
E apenas ouves o vento
E apenas ouves o mar.
À cause de ta libre pensée
Ils t’ont enfermé au loin,
Si loin que ma plainte
Ne peut t’atteindre.
Et tu n’entends que le vent
Et tu n’entends que la mer.
Levaram-te a meio da noite*
A treva tudo cobria.
Foi de noite, numa noite
De todas a mais sombria.
Foi de noite, foi de noite
E nunca mais se fez dia
Ils t’ont emmené au cœur de la nuit*
Les ténèbres couvraient le monde.
Il faisait nuit ; c’était la nuit
La plus sombre de toutes.
Il faisait nuit, il faisait nuit
Et le jour ne s’est plus jamais levé.
Ai dessa noite o veneno
Persiste em me envenenar.
Oiço apenas o silêncio
Que ficou em teu lugar.
Ao menos ouves o vento!
Ao menos ouves o mar!
Ah ! le poison de cette nuit
Ne cesse de m’empoisonner.
Je n’entends que le silence
Qui t’a remplacé.
Au moins, tu entends le vent,
Au moins, tu entends la mer !
David Mourão-Ferreira (1927-1996). Abandono (« Fado de Peniche », 1959).
*Poème original : « Levaram-te, era já noite ».
David Mourão-Ferreira (1927-1996). Abandon, traduit de : Abandono (« Fado de Peniche », 1959) par L. & L.
*Poème original : « Ils t’ont emmené, il faisait déjà nuit ».
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La référence aux conditions d’arrestation des opposants politiques et à leur incarcération dans un lieu qui ne peut être que le fort de Peniche est si transparente qu’Abandono a d’emblée reçu le surnom de Fado de Peniche. Certaines sources indiquent toutefois que Fado de Peniche était soit le titre original, soit le sous-titre du poème de David Mourão-Ferreira. Par exemple :
« Abandono » constitui […] um caso especialmente curioso, dado que, com o sub-título (ausente do álbum, esclareça-se) de « Fado de Peniche », é uma clara alusão ao drama de um prisioneiro político anti-fascista […].
Rui Vieira Nery. Pensar Amália. Lisboa, Tugaland, 2010, ISBN 978-989-8179-38-8, page 90.« Abandono » constitue […] un cas particulièrement curieux, étant donné que, avec son sous-titre (absent de l’album, précisons-le) de « Fado de Peniche », il fait clairement allusion au drame d’un prisonnier politique anti-fasciste […].
Le poème de Mourão-Ferreira daterait en fait d’avril 1959 et le « toi » du poème pourrait être Álvaro Cunhal lui-même, comme le laisse entendre cet extrait du catalogue d’une exposition que le Musée du fado de Lisbonne a consacrée au compositeur Alain Oulman en 2009 :
A 10 de abril 1959 David Mourão-Ferreira assinava o poema que viria a consagrar-se como « Fado Peniche » numa alusão explicita à prisão, naquela Fortaleza, de um celebre opositor do regime. Entre a redacção de « Abandono » e a sua gravação em disco, com música de Alain Oulman, Álvaro Cunhal fugia do forte de Peniche, na noite de 3 de Janeiro de 1960.
Sara Pereira. Dans : As mãos que trago : Alain Oulman 1928-1990, Portugal, EGEAC, 2009, ISBN 978-989-8167-05-7, page 34.Le 10 avril 1959 David Mourão-Ferreira signait le poème qui serait ensuite connu sous le titre de « Fado Peniche », allusion explicite à l’emprisonnement d’un célèbre opposant au régime dans la forteresse de cette ville. Entre la rédaction de « Abandono » et son enregistrement, sur une musique d’Alain Oulman, Álvaro Cunhal s’évadait du fort de Peniche, dans la nuit du 3 janvier 1960.
Quoi qu’il en soit il était étrange d’entendre de tels vers chantés par Amália Rodrigues, que nul à l’époque ne soupçonnait d’opposition au régime – à l’exception peut-être de la PIDE, la police politique du régime, suspicieuse par nature et qui semble en effet avoir fiché la fadiste comme possible communiste. Le fait est qu’elle a aidé financièrement des prisonniers politiques par l’intermédiaire du PCP.
La PIDE n’a pas manqué d’exiger des explications de l’éditeur de l’album, la maison Valentim de Carvalho, qui s’est prévalue dans sa réponse de la présence constante, au long de l’histoire de la poésie portugaise, du thème de la lamentation d’une dame pour son amant emprisonné. L’album n’a pas été retiré de la vente (Amália jouissait d’un tel prestige que pareille décision se serait sans aucun doute révélée contre-productive), mais Abandono a été interdit de passage en radio et à la télévision.
Quant à Amália, ses commentaires et son discours sur le sujet étaient assez curieux. Elle a toujours maintenu, même après la Révolution des œillets, que ce qui l’intéressait dans Abandono était non son contenu militant, mais le caractère tragique de la séparation forcée des amants – ce qui n’a rien d’étonnant ; ce qui l’est davantage, c’est qu’elle disait n’avoir jamais pensé à Peniche. En admettant qu’elle n’y ait pas pensé spontanément, il est probable que l’auteur du poème, ou plus certainement encore le compositeur ou, à défaut, l’éditeur, l’aurait renseignée : elle prenait des risques en enregistrant Abandono. Et comme le rappelle Zita Seabra, ancien membre du PCP, dans le film documentaire Com que voz (2009) consacré par Nicholas Oulman à son père Alain : « en temps de dictature, on ne fait rien par hasard ».
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Plan de la péninsule de Peniche et des îles Berlingas (1813), dans : Portulano de la Península de España. Cuaderno 4. Costa de Portugal. [Cádiz] : [Dirección de Hidrografía], [1813]
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Amália Rodrigues (1920-1999)
Asas fechadas ; Cais de outrora ; Estranha forma de vida… (1962)
Asas fechadas ; Cais de outrora ; Estranha forma de vida… / Amália Rodrigues, chant ; ; José Nunes, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare classique ; Alain Oulman, production artistique. — Production : Portugal : Valentim de Carvalho, ℗ 1962.
Avec la participation d’Alain Oulman, piano, sur 3 titres. Enregistrement : Teatro Taborda, Lisbonne (Portugal), 1962.
Généralement désigné sous le titre : « Album do busto » ou « Busto ».
1ère publication : Portugal, 1962. Disque 33 t 30 cm. Columbia SX 1440.
1. Asas fechadas / Luís de Macedo, paroles ; Alain Oulman, musique.
2. Cais de outrora / Luís de Macedo, paroles ; Alain Oulman, musique.
3. Estranha forma de vida / Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique.
4. Maria Lisboa / David Mourão Ferreira, paroles ; Alain Oulman, musique.
5. Madrugada de Alfama / David Mourão Ferreira, paroles ; Alain Oulman, musique.
6. Abandono / David Mourão Ferreira, paroles ; Alain Oulman, musique.
7. Aves agoirentas / David Mourão Ferreira, paroles ; Alain Oulman, musique.
8. Povo que lavas no rio / Pedro Homem de Melo, paroles ; Joaquim Campos, musique.
9. Vagamundo / Luís de Macedo, paroles ; Alain Oulman, musique.
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Bonjour,
Je profite de ce post intéressant pour essayer de comprendre l’origine d’une chanson que je ne sais pas classer.
J’ai plusieurs interprétations d’Abandono dont les paroles correspondent à la chanson d’Amalia.
Par contre, j’ai cet album de Simone De Oliveira avec un Abandono enregistré en 1960, donc avant l’album Busto, avec de différentes paroles et musique. Nobrega e Sousa / M. de Camara.
Je n’ai aucune information mais ce peut être une des raisons de l’apparition du surnom Fado de Peniche pour éviter toute confusion bien que les deux titres ne semblent rien avoir en commun malgré que je ne comprenne pas les paroles.
Qu’en pensez-vous ?
Bonjour,
C’est une hypothèse, mais elle ne me semble pas la plus vraisemblable. Nóbrega e Sousa était un compositeur de variétés (bien qu’il ait composé au moins un fado, interprété par Amália : Triste sina (1958), sur des paroles de son partenaire le plus fréquent, Jerónimo Bragança — et aussi Ai Chico Chico (1969), une chanson plutôt qu’un fado).
La chanson Abandono de Simone ne semble pas avoir eu un succès retentissant, de sorte que le public n’y pensait probablement pas en 1962 lorsqu’est parue celle d’Amália. Pour moi, il s’agissait de dire officieusement, par le bouche à oreille, ce qu’il était impossible d’exprimer officiellement sur une pochette de disque.
Mais pourquoi pas.
Bien à vous.