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Saudades de Coimbra | Edmundo Bettencourt (et José Afonso)

26 décembre 2019

Puisque dans un billet récent, il a été question de Coimbra et de son université, sujets ou prétextes d’un film – Capas negras – et d’une chanson – Coimbra –, curiosons un peu dans le magasin de ce qu’on appelle « fado » de Coimbra, ou « chanson » de Coimbra. « Curioser » est un italianisme : curiosare. Mais si le mot s’emploie en italien, pourquoi s’en priver en français ?

Pour parler de ces chansons-là on emploie tantôt la désignation de « Fado de Coimbra », tantôt celle de « Canção [Chanson] de Coimbra ». La seconde semble mieux appropriée : l’appellation de « fado » s’est propagée jusqu’à Coimbra depuis Lisbonne, probablement en même temps que l’usage de la guitare portugaise comme instrument d’accompagnement. Car la Chanson de Coimbra, très différente du Fado de Lisbonne – il suffit d’entendre l’une et l’autre –, a sa propre histoire, sans doute plus ancienne que celle du Fado de Lisbonne, avec lequel elle n’a guère en commun que d’être chantée en portugais et d’être accompagnée par le même type d’instruments, guitare portugaise et guitare classique. Encore faut-il préciser qu’à Coimbra les instruments sont accordés un ton plus bas qu’à Lisbonne et que la technique de jeu – et la sonorité – de la guitare portugaise sont extrêmement dissemblables d’une ville à l’autre. La guitare de Coimbra rend un son qui évoque celui du clavecin ; à Lisbonne le son est plus charnu et lié, plus chantant.

Domitila de Carvalho (1871-1966), première femme inscrite à l'Université de Coimbra, en 1891.

Domitila de Carvalho (1871-1966), première femme inscrite à l’Université de Coimbra, en 1891. Dans : « O Ocidente : revista ilustrada de Portugal e do estrangeiro » – Nº 922 (10 Août 1904).

Alors que le Fado de Lisbonne est né dans les bordels, chanté d’abord par les prostituées de la ville, la chanson de Coimbra est liée à la vie universitaire. Traditionnellement, elle est chantée par les étudiants (et les anciens étudiants, de même que par les universitaires en général). Des hommes, uniquement. Car si les femmes étaient en principe autorisées à s’inscrire à l’université depuis la fin du XVIIIe siècle, les usages sociaux les en dissuadaient. Il fallait beaucoup de courage, ou une grande indifférence à la pression sociale, pour s’en affranchir. De fait, la première inscription d’une femme à l’université de Coimbra (Domitila de Carvalho [1871-1966]) n’advient qu’en 1891. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que les choses changent vraiment. Voir la présentation, sur le site de l’université de Coimbra, du cycle de conférences « Raras e discretas » (2017).

Pour autant la Chanson de Coimbra est restée une affaire d’hommes, jusqu’à aujourd’hui. À ma connaissance, seules des fadistes de Lisbonne s’y sont essayées (Amália Rodrigues, Maria Teresa de Noronha ou Mísia, par exemple), mais de façon marginale. Ce n’est pas leur répertoire. Du reste la Chanson de Coimbra ne requiert pas les mêmes aptitudes vocales que le Fado de Lisbonne : moins virtuose et moins dynamique que ce dernier, elle s’exerce dans la puissance d’émission et la rondeur du timbre et demande avant tout une « belle » voix capable de projection.

la Chanson de Coimbra a donc ses propres vedettes, guitaristes et chanteurs. Parmi les guitaristes, le plus connu et le plus célébré est Artur Paredes (1899-1980), qui est aussi le concepteur d’un modèle de guitare portugaise adapté à la Chanson de Coimbra, utilisé depuis par tous ses collègues. Son fils Carlos Paredes (1925-2004) a enregistré plusieurs albums de ses propres compositions ; il est en outre l’auteur de musiques de film, notamment pour Manuel de Oliveira.

Augusto Hilário (1864-1896) est le plus ancien des grands chanteurs connus de la Chanson de Coimbra. Il faut ensuite attendre l’entre-deux-guerres (encore que ce terme s’applique mal au cas du Portugal, officiellement neutre lors du second conflit mondial) pour voir apparaître d’autres personnalités de premier plan qui forment ce qu’on nomme la « Génération d’or » (« Geração de oiro ») de la Chanson de Coimbra : António Menano (1895-1969) et Edmundo Bettencourt (1899-1973).

Edmundo Bettencourt (ou Edmundo de Bettencourt, on trouve les deux formes) était aussi un poète reconnu, influencé par le surréalisme français.

Voici l’un de ses plus grands succès, repris ensuite par quantité d’autres chanteurs : Saudades de Coimbra. Ce morceau illustre l’un des thèmes de prédilection de la Chanson de Coimbra : la nostalgie des années vécues dans cette ville durant la période heureuse des études universitaires, qui était aussi celle de la jeunesse, des amitiés masculines, des amours.

Edmundo Bettencourt (1899-1973) | Saudades de Coimbra. António de Sousa, paroles ; Mário Faria da Fonseca, musique.
Edmundo Bettencourt, chant ; [Artur Paredes & Albano de Noronha], guitares portugaises ; [Mário da Fonseca], guitare classique. Enregistrement : 1929. Portugal, 1930 (1ère publication).


Oh Coimbra do Mondego
E dos amores que eu lá tive
Quem te não viu anda cego
Quem te não ama não vive

Oh Coimbra du Mondego*
Et des amours que j’y ai vécues !
Celui qui ne t’a pas vue est un aveugle
Celui qui ne t’aime pas ne vit pas.

Do Choupal até à Lapa
Foi Coimbra os meus amores
A sombra da minha capa
Deu no chão abriu em flores

Du « Choupal** » jusqu’à la Lapa***
Coimbra fut la ville de mes amours
En passant, que de fleurs
A fait éclore l’ombre de ma cape !
António de Sousa (1898-1981). Saudades de Coimbra (années 1930).
António de Sousa (1898-1981). Saudades de Coimbra (années 1930), traduction par L. & L.
* Le Mondego : le fleuve qui arrose Coimbra.
** Le Choupal, littéralement « la peupleraie » : un bois situé en aval de Coimbra, le long de la rive droite du Mondego.
*** La Lapa (A Lapa dos Esteios) : un jardin situé sur la rive gauche du Mondego.

Les chanteurs de la « Génération d’or » restent sans postérité, jusqu’à ce que se produise, à partir des années 1950, une nouvelle effervescence grâce à Fernando Machado Soares (1930-2014) ou Luiz Goes (1933-2012), qui s’inscrivent dans la tradition établie par Edmundo Bettencourt ; grâce aussi à des chanteurs à la voix moins vaillante mais très engagés, y compris artistiquement, dans la résistance au régime salazariste : Adriano Correia de Oliveira (1942-1982) et José Afonso (1929-1987).

Leur engagement politique ne les éloigne pas du répertoire traditionnel de la Chanson de Coimbra. José Afonso y a consacré deux albums complets : Baladas e canções (1964) et Fados de Coimbra e outras canções (1981). Dans ce dernier, que le chanteur a dédié à son père et à Edmundo Bettencourt, figure une version de Saudades de Coimbra :

José Afonso (1929-1987) | Saudades de Coimbra. António de Sousa, paroles ; Mário Faria da Fonseca, musique.
José Afonso, chant ; Octávio Sérgio, guitare portugaise ; Durval Moreirinhas, guitare classique.
Extrait de l’album Fados de Coimbra e outras canções / José Afonso. Portugal, 1981.

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