La parole Amália (3)
C’est seulement un peu plus tard que je suis entré pour de bon dans l’orbite d’Amália, et j’emploie ce mot à dessein car il s’agit en effet d’une captation.
À Rennes, à l’université, il y avait un enseignant encore jeune, Pedro, un Portugais. C’est une époque lointaine maintenant. Je ne l’ai connu que brièvement. Il partageait une colocation avec un Brésilien mélancolique et hypocondriaque qui s’appelait Marco, l’exact opposé du Pedro. Gays tous les deux (ce mot n’existait pas encore dans l’usage français je pense, je ne sais plus ce qu’on disait, homo peut-être), mais ils n’étaient pas ensemble. Pedro taquinait Marco tout le temps, il l’appelait Dona Marta : Ó Dona Marta, são as duas da tarde, quando é que você vai se levantar ?
Ce devait être deux ou trois ans après la révolution des œillets. Lui, Pedro, avait fui le Portugal fasciste, étant en délicatesse avec la PIDE. Il m’a raconté cette fuite une fois, la gare frontière portugaise, les coups de feu, courir, se cacher derrière les trains, monter dans n’importe lequel, courir, descendre, les cris des policiers, les chiens, tout ça, « tu ne peux pas imaginer, c’est pire que dans les films », finalement réussir mais avec encore l’Espagne franquiste à traverser avant la frontière française.
Ce Pedro avait une passion pour Amália. Il possédait quelques disques, parmi lesquels Amália no Japão, avec Barco negro qu’il me traduisait : « são loucas » est probablement le premier énoncé portugais que j’ai retenu. Et surtout Com que voz qu’il écoutait beaucoup et qu’il me commentait. Il avait aussi l’album Encontro avec le saxophone de Don Byas. Je n’aime pas ce disque, mais c’est en l’écoutant que pour la première fois j’ai entendu Povo que lavas no rio. J’étais comme Alice devant qui on tient ouverte la porte du jardin merveilleux.
C’est pourquoi j’ai toujours trouvé incompréhensible qu’on condamne Amália en raison de ses prétendues sympathies pour le régime salazariste, alors même qu’il suffit de considérer qu’en 1955 elle chantait en plein Lisbonne Libertação (« Libération », poème de David Mourão-Ferreira) ; qu’elle causait un grand émoi en 1962 avec Abandono (poème de David Mourão-Ferreira, musique d’Alain Oulman), allusion transparente aux conditions d’arrestation des opposants politiques et à leur incarcération à la prison de haute sécurité du fort de Peniche, petite ville côtière au nord de Lisbonne, et pour cette raison surnommé dès sa publication Fado de Peniche, ou encore en 1970 la Trova do vento que passa, musique d’Alain Oulman sur un poème de Manuel Alegre, exilé politique résidant alors en Algérie.
Nous nous sommes rapidement perdus de vue, j’ai quitté la Bretagne, et la voix d’Amália a tracé son chemin toute seule en moi, je n’avais plus besoin d’intermédiaire.
L. & L.
Libertação fait partie de Amália no Café Luso, récital enregistré en public en 1955, publié pour la première fois en novembre 1974. La musique est celle du fado Meia Noite.
Libertação
Fui à praia, e vi nos limos
A nossa vida enredada
Ó meu amor, se fugirmos
Ninguém saberá de nadaNa esquina de cada rua
Uma sombra nos espreita
E nos olhares se insinua
De repente, uma suspeitaFui ao campo e vi os ramos
Decepados e torcidos
Ó meu amor, se ficamos
Pobres dos nossos sentidosEm tudo vejo fronteiras
Fronteiras ao nosso amor
Longe daqui, onde queiras
A vida será maiorNem as esperanças do céu
Me conseguem demover
Este amor é teu e meu
Só na terra o queremos terDavid Mourão-Ferreira / Fado Meia Noite
Abandono (Fado Peniche)
L’album sans titre de 1962, appelé généralement Busto (Buste), dans lequel se trouve Abandono. Ici la réédition de 2002 (CD).
Por teu livre pensamento
Foram-te longe encerrar
Tão longe que o meu lamento
Não te consegue alcançar
E apenas ouves o vento
E apenas ouves o marLevaram-te a meio da noite
A treva tudo cobria
Foi de noite, numa noite
De todas a mais sombria
Foi de noite, foi de noite
E nunca mais se fez diaAi dessa noite o veneno
Persiste em me envenenar
Oiço apenas o silêncio
Que ficou em teu lugar
Ao menos ouves o vento
Ao menos ouves o marDavid Mourão-Ferreira / Alain Oulman