Gisela João • Aurora (2021)
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La publication du troisième album de Gisela João, Aurora (ou AuRora selon les sources), ajournée d’un an en raison de la pandémie, se réalise enfin. La Nordiste à la voix singulière, unique dans le panorama du fado contemporain, a changé de maison de disques, elle est devenue autrice et compositrice, elle a un compagnon qui joue de différents claviers sur cet album dont elle a confié la production à l’Américain Michael League, compositeur, bassiste, leader du groupe new-yorkais Snarky Puppy. Enfin cet enregistrement, pour la première fois, compte à son programme une majorité de chansons originales, musique comprise : on y relève à peine un (très court) Fado menor, un (très court et à peine reconnaissable) Fado cravo et une reprise de Longe daqui, du répertoire d’Amália Rodrigues.
On peut lire sur le site Internet de la chanteuse (mais non, curieusement, dans l’album lui-même), une sorte de préface pour Aurora par l’écrivain Gonçalo M. Tavares (né en 1970, largement traduit en français et publié chez Viviane Hamy) :
Gisela João met dans la tristesse un poids qui lui vient de sa façon de recevoir chacun des poèmes qu’elle chante.
Voici que le fado accélère, prend de la vitesse comme si la tristesse était pressée. La tristesse n’est pas un lieu où s’attarder — parfois, elle est un couloir qu’on ne fait que traverser pour passer de l’autre côté de la maison ; on ne s’y installe pas, c’est une voie de circulation. Un point de passage.
Parfois non. Certaines chansons s’attachent au contraire à creuser au plus profond de ce lieu instable.
Abandon, mélancolie et perte amoureuse, renoncements, changements définitifs, tout cela est présent : « Je ne pleure plus pour toi / je ne parcours plus les rues / accrochée aux pas de ceux / qui pourraient me donner de tes nouvelles » [extrait de « Já não choro por ti », paroles de Jorge Cruz, n.d.t.] ; mais il y a aussi la vibration féminine qui confère aux paroles des fados une résistance particulière.
Les « planches de la scène » (« As tábuas do palco »), de Gisela João — un titre qui traverse tout l’album — peuvent être sacrifice ou salut : « Je m’écorche le genou et je saigne », « je me plante sur les planches et je chante ». Mais toujours, elles sont essentielles. Celui ou celle qui chante attend toujours beaucoup des planches de la scène — tout, ou presque tout.
Gonçalo M. Tavares (né en 1970). AuRora. Dans : Gisela João, site officiel, 2021. Traduit du portugais par L. & L.
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Est-ce l’effet de mon humeur lorsque j’ai découvert l’album ? Je l’ai trouvé sombre et même, les premiers jours, un peu sinistre.
Gonçalo M. Tavares, dans son introduction, évoque la tonalité d’ensemble des thèmes abordés, crise, rupture, portés par des textes qui semblent refléter un moment de trouble intérieur dans la vie de la chanteuse. Ils sont souvent signés de Gisela João elle-même, seule ou en collaboration avec des proches (par exemple son amie Capicua, une artiste de rap et de hip-hop, Nordiste comme elle).
En outre la présence de claviers électroniques, tout au long des 12 morceaux de l’album, imprègne l’ensemble d’une ambiance sonore assez confuse, brumeuse, froide et nocturne dont surgit parfois, comme une illumination, la guitare portugaise de Ricardo Parreira, et que domine la voix puissante de la chanteuse. Bien que semblant parfois captée à travers un nuage, cette voix résonne avec sa force vitale et sa profondeur, bien loin de la fadeur de celles, interchangeables, de la ribambelle de jeunes « fadistes », hommes et femmes, dont les noms garnissent aujourd’hui les catalogues des producteurs.
Je dois dire que certains passages de l’album me laissent pour l’instant assez indifférent, quitte à y revenir plus tard. Quant à moi, outre les trois parties obsessionnelles de Tábuas do palco placées au début, au milieu et à la fin de l’album, se détachent Já não choro por ti (« Je ne pleure plus pour toi »), cité par Gonçalo M. Tavares, ainsi qu’un étrange et poignant Budapeste (« Budapest »), de la main de Gisela João ; ou encore cette Saia de herança (« La jupe héritée »), une composition assez basique, mais efficace, d’António Zambujo sur un texte (pas tout à fait fini, je trouve) de João Monge. En arrière-plan, on entend Gisela João évoquer, comme s’adressant un interlocuteur invisible à sa manière vive et spontanée, le goût pour la couture qu’elle a hérité, c’est le cas de le dire, de sa mère qui confectionnait elle-même les vêtements de la famille en raison de ses revenus étriqués.
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Gisela João • Saia de herança. João Monge, paroles ; António Zambujo, musique.
Gisela João, chant & samples ; Justin Stanton, claviers ; Justin Stanton & Michael League, arrangements.
Extrait de l’album Aurora / Gisela João. Portugal : Sons em trânsito, ℗ 2021.
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Da saia fiz o meu lenço
do pano que me sobrou
São bainhas do que penso
São panos de quem eu sou
Este vento é de cambraia
É de sal quando anoitece
Eu fiz um lenço da saia
para esconder o que entristece
Quem é despido vai ao fundo
Amor, sangue, saudade
Esta saia é o meu mundo
Não se pode amarrotar
É uma herança singela
Que foi talhada à medida
De cette jupe j’ai fait mon fichu
Dans le tissu qui m’est resté
Ce sont des coupons de moi-même
Ourlés de mes propres pensées.
Ce vent de batiste
Est de sel quand vient la nuit.
J’ai fait un fichu de la jupe
Pour cacher ce qui s’attriste.
Quand on est dévêtu, on sombre,
Amour, sang, saudade…
Cette jupe est infroissable.
Elle est mon univers
Et tout mon héritage,
Taillé pour moi sur mesure.
Quando a penduro à janela
É a bandeira da vida
Quand je la pends à la fenêtre,
Elle est le drapeau de la vie.
Quando a penduro à janela
É a bandeira da vida
Quand je la pends à la fenêtre,
Elle est le drapeau de la vie.
João Monge. Saia de herança (vers 2020).
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João Monge. La jupe héritée, traduit de Saia de herança (vers 2020) par L. & L.
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J’ai gardé pour la fin la reprise de Longe daqui, qui ne supporte pas la comparaison avec la version d’Amália Rodrigues. Ce n’est pas qu’elle soit mauvaise, mais elle déçoit dans la mesure où les précédentes incursions de Gisela João dans le répertoire de son illustre aînée étaient exceptionnelles. Cette reprise a du moins le mérite de rendre encore plus éclatant l’art incomparable d’Amália alors âgée de 50 ans et celui, pour ce cas précis, des guitaristes qui l’accompagnaient, au premier rang desquels José Fontes Rocha (1926-2011), auteur des arrangements.
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Gisela João • Longe daqui. Hernâni Correia, paroles ; Arlindo de Carvalho, musique.
Gisela João, chant ; Ricardo Parreira, guitare portugaise ; Nelson Aleixo, guitare ; Francisco Gaspar, basse ; Gisela João, Ricardo Parreira, Nelson Aleixo, Francisco Gaspar, & Michael League, arrangements.
Extrait de l’album Aurora / Gisela João. Portugal : Sons em trânsito, ℗ 2021.
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Gisela João
Aurora (2021)
Aurora / Gisela João. — Production : Portugal : Sons em trânsito, ℗ 2021.
1 CD : Sons em trânsito. — Universal 0892029. EAN 602508920295.
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Bonjour
Oû peut-on acheter les disques de Gisela ?
Merci
Bonjour,
En streaming on les trouve sur les plateformes habituelles. Si vous les souhaitez en CD, ils ne sont malheureusement pas diffusés en France (que je sache), ou alors en import chez certains vendeurs spécialisés. Il faut les commander en ligne (sur fnac.pt par exemple).