Eugénie Buffet • La sérénade du pavé
Eugène Atget (1857-1927). Eugénie Buffet (vers 1920). Domaine public.
Je suis née en novembre 1866 à Tlemcen en plein Bled algérien, d’une mère couturière et d’un père soldat de profession, qui mourut en 1872, à l’hôpital militaire d’Oran, des suites de ses blessures.
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Puisque ce livre est une confession et que j’ai juré de mettre mon cœur à nu, je n’éprouve nulle honte à avouer le brutal événement survenu dans ma jeunesse, et qui fut la cause initiale de l’aversion que m’inspira l’idée du mariage. Un de mes cousins ayant grossièrement abusé de moi, je demeurai longtemps obsédée par le souvenir de l’outrage qu’à la faveur de mon ignorance, mon parent m’avait fait subir.
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Ma mère, sur mes instances, me plaça chez un huissier de Mascara en qualité de bonne à tout faire. Je me sentais horriblement seule et triste ; et il m’arrivait souvent de tromper ma solitude en rêvant que j’avais rencontré un Prince charmant… mes nuits se peuplaient alors d’étoiles, de diamants, de fleurs, de chansons, de parfums enivrants, d’images divines. Peu à peu germa en moi l’idée de la gloire, se précisa cet amour du théâtre inséparable de l’amour lui-même, puisque les grands sentiments font les grands artistes, et que les vers les plus beaux et les chansons les plus folles ne s’échappent du cœur et des lèvres des hommes que pour chanter l’amour éternel !
Eugénie Buffet (1866-1934). Ma vie, mes amours, mes aventures : confidences recueillies par Maurice Hamel, Paris, Eugène Figuière, 1930. Source : Du temps des cerises aux feuilles mortes [site Web]
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Ainsi débute le récit d’une vie riche d’aventures et de voyages, celle d’Eugénie Buffet (1866-1934), première des « chanteuses réalistes » françaises. Eugénie a été très célèbre, surtout à partir de 1892, date de ses débuts à La Cigale, la salle de music-hall parisienne qui était alors un café-concert. On pouvait l’y entendre dans un répertoire de chansons de Bruant qu’elle interprétait en incarnant avec un réalisme étudié un personnage de « pierreuse », c’est à dire de prostituée. Mais son titre de gloire le plus éclatant reste probablement son expérience de chanteuse de rue, qu’elle exerçait généralement au profit de personnes dans le besoin, à commencer par les employés des établissements Alexis Godillot qui se trouvèrent sans travail, du jour au lendemain, suite à l’incendie qui dévasta l’atelier de la rue de Rochechouart le 30 juin 1895.
Emblématique de cette activité de chanteuse de rue est La sérénade du pavé (1892), paroles & musique de Jean Varney (1868-1904), qu’Eugénie Buffet a pu enregistrer elle-même à la fin de sa vie.
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Eugénie Buffet (1866-1934) • La sérénade du pavé. Jean Varney, paroles & musique.
Eugénie Buffet, chant ; Gabriel Chaumette, piano ; Jane Lacroix, accordéon ; chœurs.
France, [1933 ?].
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Si La sérénade du pavé a un air de déjà entendu, c’est probablement en raison de sa reprise par Édith Piaf dans le film French cancan de Jean Renoir (France & Italie, 1955). Étonnante dans son costume fin de siècle qui lui fait une grosse tête, la Piaf y incarne Eugénie Buffet elle-même, dans une courte apparition (elle a par ailleurs enregistré la chanson dans son intégralité).
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French cancan (1955). Extrait. Jean Renoir, réalisation, scénario & dialogues ; André-Paul Antoine, idée originale ; Georges Van Parys, musique.
Distribution : Jean Gabin (Henri Danglard) ; Françoise Arnoul (Nini) ; Maria Félix (Lola de Castro « la Belle Abbesse ») ; Édith Piaf (Eugénie Buffet)…
Production : France : Franco-London-Film (Paris) ; Italie : Jolly Film (Roma), 1954. Sortie : 1955 (France).
Chanson :
La sérénade du pavé. Jean Varney, paroles & musique.
Édith Piaf, chant ; accompagnement d’orchestre.
France, ℗ 1954.
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Si je chante sous ta fenêtre
Ainsi qu’un galant troubadour
Et si je veux t’y voir paraître
Ce n’est pas, hélas, par amour.
Peu m’importe que tu sois belle,
Duchesse ou lorette aux yeux doux,
Ou que tu laves la vaisselle
Pourvu que tu jettes deux sous.Refrain
Sois bonne, ô ma chère inconnue,
Pour qui j’ai si souvent chanté !
Ton offrande est la bienvenue,
Fais-moi la charité !
Sois bonne, ô ma chère inconnue,
Pour qui j’ai si souvent chanté,
Devant moi, devant moi, sois la bienvenue !L’amour, vois-tu, moi je m’en fiche,
Ce n’est beau que dans les chansons.
Si quelque jour je deviens riche
On m’aimera bien sans façons.
J’aurais vite une châtelaine
Si j’avais au moins un château
Au lieu d’un vieux tricot de laine
Et des bottines prenant l’eau.Mais ta fenêtre reste close
Et les deux sous ne tombent pas.
J’attends cependant peu de chose,
Jette-moi ce que tu voudras,
Argent, pain sec, ou vieille harde,
Tout me fera plaisir de toi
Et je prierai Dieu qu’il te garde
Un peu mieux qu’il n’a fait pour moi.
Jean Varney (1868-1904). La sérénade du pavé (1892).
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Lucien Métivet (1863-1932). Eugénie Buffet dans son répertoire réaliste : concert de La Cigale… Affiche. Sans date. Source : Médiathèque de Chaumont (Haute-Marne, France)
Voulez-vous bien m’expliquer qu’est-ce qu’une lorette (duchesse ou lorettte aux yeux doux) ?
C’est un mot tombé en désuétude depuis longtemps. Je ne le connaissais pas moi-même. Vous saurez tout ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lorette_(femme)
Merci 🙂