Hermínia Silva • Lugar vazio (1963)
Voici le millième billet de ce site. Comme le temps passe à force de passer… Il est consacré à Hermínia Silva (1907-1993), considérée par les connaisseurs comme l’un des trois piliers du fado du siècle dernier – avec Amália Rodrigues (1920-1999) et Alfredo Marceneiro (1891-1982).

Hermínia Silva (1907-1993) en 1939. Domaine public.
À l’époque la diversité du fado s’incarnait dans des conceptions et des univers aussi éloignés les uns des autres que ceux de ces trois grands fadistes, parmi d’autres. Aujourd’hui, seul l’héritage d’Amália semble avoir survécu. Bien que des hommages soient de temps en temps rendus au Marceneiro, son style et sa façon de chanter n’ont pas laissé de postérité. C’est encore plus vrai d’Hermínia Silva, dont le chic populaire, la pétulance goguenarde et la voix faubourienne, agile et comme légèrement éraillée étaient à l’opposé de la plénitude majestueuse et grand genre d’Amália.
On en a un exemple avec cet enregistrement public, capté lors de la mémorable fête donnée en l’honneur d’Alfredo Marceneiro au Théâtre São Luíz de Lisbonne, le 25 mai 1963, et qui dura toute la nuit, se déroulant semble-t-il sans rigueur particulière d’organisation et devant un public, vu la longueur du spectacle, assez bruyant et dissipé lors des incessants changements d’artistes sur scène.
Mais Hermínia passait pour ainsi dire sa vie au contact du public des théâtres de revista (la « revue » à la portugaise) et des maisons de fado. On l’entend, au début de la captation, annoncer sur fond de brouhaha qu’elle va « chanter un petit fado qui s’appelle Lugar vazio » (« Ta place vide »), puis recommander à ses deux guitaristes de jouer picadinho (« piqué », je suppose, c’est à dire le contraire de legato), « p’ra voz sobressair » (« pour que la voix ressorte bien »). Les musiciens ont déjà attaqué l’introduction instrumentale mais elle demande qu’elle soit rejouée, à voix suffisamment forte pour que le public, qu’elle voit probablement inattentif, l’entende : « mais uma voltinha, que é para a gente se concentrar » (« encore un petit coup, pour qu’on puisse se concentrer »), le tout avec ce ton de légère ironie qui lui était propre et qu’on retrouve dans son art unique et impeccable du fado, toujours à bonne distance du texte surtout lorsque le sujet en est très sentimental, comme c’est le cas de Lugar vazio.
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Hermínia Silva (1907-1993) • Lugar vazio. Fernando Farinha, paroles ; Alberto Correia, musique.
Hermínia Silva, chant ; Victor Ramos, guitare portugaise ; José Inácio, guitare.
Extrait, capté sur le vif, du spectacle A Madrugada do Fado : Consagração e despedida do grande artista Alfredo Duarte Marceneiro donné en l’honneur d’Alfredo Marceneiro, au Teatro São Luíz, Lisbonne, le 25 mai 1963. Une captation d’une partie de ce concert (dont la contribution d’Hermínia Silva) a été publiée en CD sous le titre Grande noite de fados : festa de homenagem a Alfredo Marceneiro. Portugal : EMI-Valentim De Carvalho, ℗ 1998.
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É de noite que me lembro
De tudo o que eu tinha
Ao sentir-me abandonada
Deitada, sozinha
Lembro aquela felicidade
Que outrora foi minha
C’est la nuit que me revient
Le souvenir de ce que j’ai perdu
En me sentant abandonnée,
Seule et délaissée.
Alors je me rappelle ce bonheur
Qui autrefois était le mien.
Chego a julgar-te a meu lado
Comigo, deitado,
Procuro na escuridão
Mas o teu lugar vazio
Está tão vazio e tão frio
Como esse teu coração
Je crois encore t’avoir
Couché près de moi,
Je te cherche dans le noir
Mais ta place vide
Est aussi vide et froide
Que ton cœur.
Olhando a tua moldura
Virada pra mim
Ambas sofremos o mesmo
Destino ruim
Falta nela o teu retrato
E faltas-me tu a mim
Je regarde le cadre
De ta photo tourné vers moi
Tous les deux nous souffrons
Du même triste destin
Ta photo manque dans le cadre
Comme tu me manques à moi.
Fernando Farinha (1928-1988). Lugar vazio.
.Fernando Farinha (1928-1988). Ta place vide, trad. par L. & L. de Lugar vazio.
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On pourra comparer la géniale sobriété de l’interprétation d’Hermínia Silva à celle de Tony de Matos (1924-1989), autre fadiste à succès de l’époque.
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Tony de Matos (1924-1989) • Lugar vazio. Fernando Farinha, paroles ; Alberto Correia, musique.
Tony de Matos, chant ; Conjunto de guitarras de Raúl Nery, ensemble instrumental.
Portugal, ℗ 1962.
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Boa tarde,
Je voudrais vous remercier vivement pour votre travail, que je suis passionnément et admire énormément. Il me permet de mieux connaître le fado, une musique que j’aime particulièrement. Comme tout cela se fait en plus sous un titre durassien, je n’en suis que plus touché.
Je voulais vous demander si vous ne l’avez déjà fait (mais je ne le trouve pas sur votre site) si vous pouviez parler des différentes versions de A casa da Mariquinhas / Vou dar de beber a dor
Je vous en remercie par avance.
Au plaisir de vous lire,
Michel
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Bonjour Michel,
C’est moi qui vous remercie vivement pour ce commentaire si encourageant !
Quand vous parlez de « différentes versions » de A casa de Mariquinhas / Vou dar de beber à dor, vous voulez distinguer, je suppose, A casa de Mariquinhas de Marceneiro d’une part, Vou dar de beber à dor du répertoire d’Amália d’autre part, c’est bien ça ?
Non, je ne crois pas l’avoir fait en effet. C’est une idée, merci !
Philippe
Et comment voyez-vous aujourd’hui la diversité du fado? J’ai l’impression qu’il n’y a pratiquement aucune diversité,un peu plus de talent par ici,un peu moins par là,plus ou moins de l’imagination et de la sensibilité,mais en fin de compte tout le monde chante de la même manière.
Oui, j’ai un peu la même perception que vous. Le « fado » actuel s’est un peu noyé dans la chanson. Amália en est en grande partie responsable à mon avis. Mais elle avait une grande personnalité et savait très bien où elle voulait aller. Et les chansons qu’Alain Oulman a écrites pour elle (car je considère que ce sont des chansons) étaient d’une grande qualité.
Il existe quand même aujourd’hui quelques interprètes qui sortent du lot, heureusement…
Cette expression *la voix faubourienne* m’a fait penser à une autre époque (☺️). J’ai l’impression que le fado est devenu un divertissement de chic,si l’on peut dire,comme la musique classique.
Ah je ne suis pas d’accord avec vous. C’est plutôt la notion de « faubourien » qui n’existe plus… Les centres des grandes capitales se vidés de leurs anciens habitants et se sont « gentrifiés » comme on dit aujourd’hui. La notion même de « populaire » a changé de sens… Mais il est indéniable que des artistes comme Ana Moura, Mariza, et même Gisela João ou Camané, sont aujourd’hui des vedettes au Portugal…
J’ai parfois du mal à trouver des mots pour dire ce qui me passe dans la tête 🙂 Je vais essayer de le dire autrement. J’ai eu une réflexion ( si elle juste,je n’en sais rien ) qu’aujourd’hui les voix des banlieues ( mais je fais peut-être une erreur si je pense que les faubourgs d’autrefois sont devenus des banlieues d’aujourd’hui ) s’expriment plutôt dans le rap ( par exemple ) mais pas dans le fado. C’est pourquoi le fado d’aujourd’hui me semble être une sorte de divertissement de chic ou bien le pop, comment dire – de bon cru? Les artistes dont vous parlez je sais qu’ils sont bien connus,mais je n’entends pas ni dans leur voix ni dans les textes des choses intéressantes,ce qui m’arrive (rarement,mais quand même) en écoutant des jeunes rappeurs par exemple.
Oui, je vois parfaitement ce que vous voulez dire. J’avais employé le mot « faubourien » exprès, parce qu’il évoque une réalité qui n’existe plus et qu’il fait référence à une époque qui a pris fin dans les années 60 ou 70 peut-être (en tout cas en France).
Vous avez largement raison oui, bien sûr. Mais je ne qualifierais pas pour autant le fado de « chic », en tout cas pas dans son ensemble. Certains fadistes oui (Mísia par exemple). Certains autres, sans relever du tout de la culture des banlieues de Lisbonne (qui ne ressemblent pas aux banlieues françaises, de toute façon), ont une authentique culture populaire, soit citadine (Artur Batalha par exemple, ou même Carminho), soit plus rurale (Gisela João). Il faudrait aussi parler des différentes diasporas…
Bref, votre remarque mériterait un travail universitaire 😉
Vous connaissez le sujet mieux que moi, ☺ certainement j’ai fait une erreur en parlant sans connaître la réalité du Portugal. Ce sont pourtant des choses qui m’intéressent. En Pologne d’avant ’89 les textes des chansons étaient souvent de grande qualité, mais leurs auteurs vivaient dans une époque compliqué et exigeante, sans parler de leurs expériences personnelles, l’éducation,la guerre etc. La réalité d’aujourd’hui est bien différente,et je dirais que l’art se nourrit de douleurs et des opportunités,sans cela elle n’est pas grande chose.
Non, je ne crois pas que vous ayez fait d’ « erreur » comme vous dites. Nous étions partis de la notion de « populaire » : il y a ¯ populaire » et « populaire »… Le fait est que le fado actuel (pour ce que j’en connais) reste assez traditionnel dans ses thématiques. Ou alors ça passe par une élaboration un peu sophistiquée (ce que vous entendiez par « chic » ?) Ce n’est pas un genre musical qui se prête bien à l’extériorisation de sentiments violents, de toute façon.
Il n’est pas question d’aller extérioriser de sentiments violents,seulement dans le fado actuel me manque quelque chose,l’authenticité,l’air fraîche,mais vous avez probablement raison en disant que le fado reste un genre assez traditionnel
Peut-être que ce qu’on attend du fado, c’est d’exprimer des troubles essentiels, hors de tout contexte précisément marqué… Je ne sais pas. Et de le faire dans la musicalité particulière de la langue portugaise, bien sûr.
Au fond, il faudrait s’interroger sur les raisons qu’ on a d’aimer le fado (et, parfois, de ne pas l’aimer).
Pout tout vous dire,la seule personne à savoir chanter le fado aujourd’hui ( comme c’etait autrefois Amalia Rodrigues ) c’est Mayte Martin,sauf qu’elle ne le chante pas,vous n’avez pas le même sentiment ?
Sa culture est plutôt le flamenco, mais je comprends tout à fait ce que vous voulez dire. Il y a en elle cette déchirure qui fait les « fadistas ». Sur scène elle est bouleversante.