Les cloches de Lisbonne (Fado Madragoa)
C’est un souvenir très ancien, du temps où il n’y avait pas encore de télévision. Nous ne savions pas que la télévision existait, nous ne connaissions pas ce mot. Il n’y avait que la radio. Chez nous le poste était installé dans la cuisine : c’était un appareil encombrant mais sans majesté, rehaussé de deux gros boutons en façade, celui pour mettre en marche et pour régler le volume en bas à gauche, celui pour attraper une station à droite. Au-dessus, là où se trouverait l’écran sur une télévision, une pièce de tissu couleur ivoire, tendue comme un store mou qui cédait un peu quand on y appuyait le doigt, masquait les entrailles de la machine. Quand on allumait le poste, s’animait aussitôt un voyant d’un vert surnaturel semblable à un œil de monstre qui reprenait vie, tout en produisant un sifflement modulé évoquant un appel d’oiseau cosmique.
C’est surtout des dimanches matins que je me souviens, à l’heure du petit déjeuner : la radio passait les chansons à succès, dont certaines me sont restées en mémoire plus que d’autres. Je me souviens des Cloches de Lisbonne. Je m’en souviens bien, qui sait pourquoi : je n’avais que six ans.
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Maria Candido (1922-2017) • Les cloches de Lisbonne. Francis Blanche, paroles françaises ; Frederico Valério, musique. Adaptation de Fado Madragoa. João Bastos, paroles originales portugaises.
Maria Candido, chant ; accompagnement d’orchestre ; Armand Migiani, direction.
Vidéo : extrait de l’émission L’École des vedettes du 5 décembre 1959. Production : Radiodiffusion Télévision Française (RTF). France, 1959.
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Ce n’est que des dizaines d’années plus tard qu’à mon étonnement j’ai reconnu cette même mélodie des Cloches de Lisbonne, transfigurée par la voix incomparable d’Amália Rodrigues. Car Les cloches de Lisbonne — paroles de Francis Blanche — est l’adaptation française du Fado Madragoa composé par Frederico Valério (1913-1982) pour un film de 1952 intitulé Madragoa. Madragoa est le nom d’un quartier de Lisbonne, situé à l’ouest du noyau central de la capitale (on y trouve l’ambassade de France). Dans le film, le Fado Madragoa est interprété par l’actrice et fadiste Deolinda Rodrigues (1924-2015) — laquelle n’a aucun lien de parenté avec Amália.
Amália Rodrigues n’a jamais réalisé d’enregistrement studio de ce Fado Madragoa et on n’en connaît dans sa discographie que cette version, captée en 1960 à Paris lors d’un récital à Bobino. Elle ne chante qu’une partie du fado (le dernier couplet est laissé de côté), signe probable qu’il ne lui plaisait pas vraiment et qu’elle ne le donnait que parce qu’il était connu du public français. Les paroles en sont en effet assez médiocres.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Fado da Madragoa. João Bastos, paroles ; Frederico Valério, musique. Du film Madragoa (Portugal ; 1952), réalisé par Perdigão Queiroga (1916-1980).
Amália Rodrigues, chant ; Domingos Camarinha, guitare portugaise ; Santos Moreira, guitare.
Enregistrement public, Paris, Bobino, 22 février 1960. Extrait de l’album Paris 1960 / Amália Rodrigues. France, ℗ 1960.
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Uma saudade do mar tem
Seu monumento em Lisboa
Velho bairro popular
Sombrio e vulgar, que é a Madragoa.
E reza a história que foi lá
Numa noite de Natal
Que veio à luz o primeiro
Herói marinheiro
Que honrou Portugal.
La nostalgie de la mer
A son monument à Lisbonne,
Un vieux quartier populaire,
Sombre et banal, qui s’appelle Madragoa.
L’histoire dit que c’est là,
Une nuit de Noël,
Que vint au monde le premier
Héros navigateur
Qui a fait l’honneur du Portugal.
Ó velha Madragoa
Tens a esperança e nada mais
E há tanta coisa boa
Noutros bairros teus rivais
Ó velha Madragoa
Não tens um só painel
Um arco ou um brasão
Só tens, ó Madragoa
Nos lábios doce mel
No peito um coração.
Ô vieille Madragoa,
Tu ne possèdes que l’espoir
Alors que tes rivaux,
Les autres quartiers, ont tout !
Tu n’as, vieille Madragoa,
Ni panneau d’azulejos,
Ni arche, ni blason.
Tu n’as, ô Madragoa
À tes lèvres que du miel,
Et en ton sein qu’un cœur.
A noite cai e o luar vem
Dar-lhe a triste cor de opala
E as estrelas a brilhar
Parecem baixar
Do céu para beijá-la
E a Madragoa a dormir, tem
Como prémio ao seu labor
Lindos sonhos de princesa
Da eterna beleza
Dos sonhos de amor.
La nuit tombe et la Lune vient
La couvrir d’une triste couleur d’opale
Et les étoiles qui brillent
Semblent descendre du ciel
Pour l’embrasser.
Madragoa s’endort et fait,
En récompense de son labeur,
De doux rêves de princesse,
D’éternelle beauté
Et d’amour.
João Bastos (1883-1957). Fado Madragoa, du film Madragoa (Portugal ; 1952), réalisation Perdigão Queiroga.
.João Bastos (1883-1957). Fado Madragoa, trad. par L. & L. de Fado Madragoa, du film Madragoa (Portugal ; 1952), réalisation Perdigão Queiroga.
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Ah,les moments magiques avec ces vieux appareils,je dois dire qu’aujourd’hui cela me manque un peu 🙂