Vu
Cette fois quelqu’un m’a vu prendre le troisième livre de la pile. Or en cette période de commerce paroxystique, les piles sont plus nombreuses sur les tables des libraires et se touchent presque, de sorte qu’extraire le troisième exemplaire de l’une d’elles est toute une gymnastique.
Une femme d’environ soixante-neuf ans je dirais, grande mais légèrement voûtée par le fait des soixante-neuf coups du calendrier, vêtue d’un manteau noir passable, cheveux poivre et sel rassemblés en un chignon inachevé résultant en une simple cuche en jet d’eau sur le sommet de la tête, des boucles d’oreille en forme de lamelles vert jade, un visage de femme seule depuis longtemps (en tout cas sans amour) qui autrefois devait avoir un certain caractère, peut-être de la beauté. Un parent espagnol probablement. Elle passait devant la table d’exposition avec une lenteur très grande, ne feuilletait pas les livres, n’en prenait aucun en main, ne les touchait pas. Regardait seulement.
Le premier livre de la pile, il est normal de le laisser. C’est celui que feuillette toute la journée la pléthore des clients qui se pressent dans la librairie à l’approche de Noël. Je pourrais retirer le deuxième, mais non, c’est toujours le troisième, par suite d’une superstition tenace qui s’est insinuée en moi à mon insu et s’y est fermement installée.
Je lui ai laissé voir que j’avais vu qu’elle m’avait vu.
Elle s’est contentée d’un instant de suspens et d’un regard très vif qui trahissait la turbulence passagère de sa conscience. Elle ne m’a rien dit, preuve qu’elle jugeait mon geste singulier (a-t-elle pensé « névrotique » ? Je ne le crois pas, elle n’en a pas eu le temps ; mais c’est ce qu’elle formulera demain ou après-demain dans le confessionnal de son psy ; et lui, implacable : « Névrotique. Qu’est-ce qui vous le fait dire ? »).
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