Place de la Bourse. 13
- Fait suite à : Place de la Bourse. 12
Il n’y a plus désormais de récit de l’histoire de ces êtres que le destin a voulu pousser ensemble, comme par jeu, sur une place à la juste mesure de leur nombre, déserte dans une ville dont les habitants ont fui la chaleur. Seules ont été consignées des bribes de ce qui a pu être rapporté par tel ou tel sur ce qui s’est produit après que cet après-midi fatal a pris fin.
On est tous allés chez Ifig et JP, dit Tafsir Diongue. Ce soir-là je crois. Un grand appart dans un immeuble assez moche, très haut, qui dominait toute la ville et d’où on voyait très loin, très très loin, je ne pensais pas que c’était possible. On voyait toutes les Pyrénées. Je me souviens que le quartier s’appelait Jolimont à cause de la station de métro. À Toulouse la voix du métro dit les choses en français et en occitan. J’adore. La voix dit : « estacion venenta Joan Jaurés, atencion davalada a esquèrra ». On m’a dit que c’est comme ça que ça s’écrit. Mais la voix prononce : estaciou benennto Djouann Djaourés. Atennciou dabalado a esquerro. Quand elle va pour le dire, je le dis avec elle, et parfois je le chante. Ça veut dire : prochaine station Jean Jaurès, attention descente à gauche. Et pour Jolimont la voix disait : « estacion venenta Bèlmont ». Prononcé Belmoun.
On était tous là je crois, les enfants aussi oui, puisqu’il y avait Bernadette et son mari, je ne sais plus comment il s’appelle. Il draguait JP en tout cas son mari, c’était clair. Bernadette m’a dit que c’était bien qu’il le fasse, j’étais vraiment étonné qu’elle dise ça. Elle avait les boules oui, elle avait envie de pleurer mais elle disait que ça valait mieux, que c’était « la première fois qu’il prenait l’initiative », je me souviens qu’elle répétait ça. « La première fois qu’il prend l’initiative ». JP aussi il était triste je crois. Je sais pas s’ils étaient vraiment ensemble Ifig et lui. Mais… on voyait bien quand même que ce qui se passait entre Ifig et Raj… c’est bizarre ils n’étaient pas, comment dire, inséparables pendant cette soirée-là, c’est même presque comme s’ils s’évitaient, mais on sentait qu’ils étaient comme des aimants l’un pour l’autre. Des aimants oui, c’est marrant… des aimants, des amants. On aurait dit que cette force des aimants était partout dans l’appart pendant cette soirée, comme si l’atmosphère était aimantée elle aussi. Il y avait un piano droit. J’ai chanté deux ou trois trucs… Aoua, des Chansons madécasses : « Méfiez-vous des blancs, habitants du rivage… » J’avais Petar sur les genoux, qui ronronnait comme un moteur. J’ai chanté Les Ponts-de-Cé aussi, j’adore cette mélodie. Et puis j’ai chanté Il n’y a pas d’amour heureux, mais j’aurais pas dû. Après on a chanté des trucs idiots. Bernadette a une voix, c’est vraiment une bonne chanteuse. Et puis Bleu comme toi, une vieille chanson.
Ifig est allé se doucher, dit Raj Ahmed Sharif, jeune mage de Rawalpindi, jeune homme à la peau bleue. J’entendais le bruit d’Ifig dans la salle de bain, la porte était entrouverte. Dans le couloir, devant cette porte il avait laissé ses vêtements comme ils étaient tombés de lui. Le short et le slip, tombés de lui, de ses hanches, de ses cuisses ; plus loin le débardeur. Personne ne peut imaginer, ni même concevoir à quel point cette vue des vêtements sur le sol du couloir… comment dire… Je ne sais pas comment dire, je crois que c’est impossible. Ce trouble bouleversant. Je n’ai pas pris de photo. Une photo aurait détruit la force d’évocation de cette image, je le savais. Quand je l’appelle en moi, elle revient avec le bruit de la douche, celui des objets touchés ou déplacés dans la salle de bain, celui des conversations dans le salon, celui du piano, la chaleur qu’il faisait, elle m’ébranle toujours. C’était une soirée de peur, et de délice.
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Étienne Daho | Bleu comme toi. Étienne Daho, paroles et musique, chant ; Xavier Géronimi, guitare ; Busta Jones, basse ; David Munday, claviers ; Chuck Sabo, batterie.
Vidéo : Zbigniew Rybczyński, réalisation. 1988. Bande-son extraite de l’album Pour nos vies martiennes / Étienne Daho, France, 1988.
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