Alfredo Marceneiro, Amália Rodrigues | Fado cravo : A viela ; Maldição
Amália Rodrigues (1920-1999) | Amália Rodrigues chante un extrait de A Viela, en présence d’Alfredo Marceneiro / Guilherme Pereira da Rosa, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado Cravo) ; Amália Rodrigues, chant ; instrumentistes non identifiés. Captation : 1967 ?
Extrait de : Amália Rodrigues au Portugal. France, INA [Institut national de l’audiovisuel]. Production Office national de radiodiffusion télévision française [ORTF], 1967. Première diffusion dans l’émission Cinq colonnes à la une, le 5 mai 1967. Voir le film complet sur le site de l’INA.
Em vez disso no entanto,
No seu rosto só vi pranto,
Só vi desgosto e descrença.
Fui-me embora amargurado
Era fado, mas o fado,
Não é sempre o que se pensa.
Pourtant, au lieu de ça
Je n’ai vu que des larmes
sur son visage amer et désabusé.
Je me suis éloigné, plein de tristesse.
Elle était le fado, mais le fado
N’est pas toujours ce que l’on croit.
[…]
Na pena que me desgarra
Só me lembra uma guitarra
A chorar penas da vida.
[…]
Dans cette peine qui m’emporte
J’ai comme le souvenir d’une guitare
Pleurant les peines de la vie.
Guilherme Pereira da Rosa. A viela (extrait). Guilherme Pereira da Rosa. La ruelle (extrait), traduit de A viela par L. & L.
On voit ici réunis les deux plus grands personnages du fado au XXe siècle, et probablement même de toute l’histoire du fado : Amália Rodrigues et Alfredo Marceneiro. Il s’agit d’une captation des années 1960 (1966 ou 1967) réalisée pour la télévision publique française.
En dépit de l’extravagante sottise du commentaire en voix off, qui de surcroît recouvre la reprise finale pour laquelle Marceneiro joint sa voix à celle d’Amália, c’est un document précieux parce qu’on y voit, fait rarissime, Amália et Marceneiro ensemble ; et parce qu’Amália y interprète ce fado dans un style « castiço », propre au milieu fadiste, style qu’elle délaisse progressivement dès la fin des années 1950 pour ne plus jamais y revenir. Sa rencontre avec le compositeur français Alain Oulman en 1961 marque à cet égard une sorte de point de non-retour. À l’époque de cette captation elle a déjà abandonné cette manière de chanter le fado, dans laquelle pourtant elle excelle, ce film le montre.
Le fado « cravo » tire son nom du poème pour lequel Alfredo Marceneiro l’avait composé dans les années 1930 à son propre usage (Fado do cravo, Fado de l’œillet). Il n’en existe pas de trace discographique pour autant que je sache. En revanche il l’a lui même réemployé sur un autre texte, intitulé A viela (La ruelle). C’est celui qu’on entend ici.
A viela témoigne d’une époque où les femmes qui s’adonnaient au fado étaient souvent des prostituées (c’était encore le cas lorsque Amália Rodrigues débute en 1939, devenant une sorte de brebis galeuse au sein de sa propre famille). Le mot fado lui-même était associé à la mauvaise vie, et à la nuit. « J’allais de ruelle en ruelle / Je l’ai trouvée dans l’une d’elles /J’en suis resté ensorcelé… / Dans la lueur d’un réverbère / Se tenait le fado en personne / Car tout en elle était fado. » Le narrateur, passant près de la femme, s’attend à « l’invitation habituelle », au lieu de quoi il la voit en proie à un désarroi extrême. « Elle était le fado, mais le fado / N’est pas toujours ce que l’on croit. »
Alfredo Marceneiro (1891-1982). A Viela / Guilherme Pereira da Rosa, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado Cravo) ; Alfredo Marceneiro, chant ; José Pracana & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Peres et José Carlos da Maia, guitare classique. Captation : années 1970 ?
Vidéo : Portugal, RTP, 19–.
Fui de viela em viela
Numa delas, dei com ela
E quedei-me enfeitiçado…
Sob a luz dum candeeiro,
Estava ali o fado inteiro,
Pois toda ela era fado.
Em vez disso no entanto,
No seu rosto só vi pranto,
Só vi desgosto e descrença.
Fui-me embora amargurado
Era fado, mas o fado,
Não é sempre o que se pensa.
Arvorei um ar gingão,
Um certo ar fadistão
Que qualquer homem assume.
Pois confesso que aguardei
Quando por ela passei
O convite do costume.
Ainda recordo agora
A visão, que ao ir-me embora
Guardei da mulher perdida.
Na pena que me desgarra
Só me lembra uma guitarra
A chorar penas da vida.
Guilherme Pereira da Rosa. A viela.
Marceneiro, né en 1891, est resté fidèle toute sa vie à ce type de thématique : la vidéo ci-dessus date des années 1970. Il était un vestige vivant, intact et génial, du fado du début du siècle.
………
Amália Rodrigues, sa cadette de près de 30 ans, le considérait comme tel. Elle n’a cependant jamais manqué d’exprimer son admiration pour lui, y voyant surtout un compositeur exceptionnel.
Gosto muito dos fados clássicos, e existem três grandes compositores dentro do meio do fado: o Armandinho, o Alfredo Marceneiro, e o Joaquim Campos.
Amália Rodrigues (1920-1999), Vítor Pavão dos Santos. Amália, uma biografia (1986). Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, page 137.J’aime beaucoup les fados classiques, et il existe trois grands compositeurs dans le milieu du fado : Armandinho, Alfredo Marceneiro, et Joaquim Campos.
C’est dans les musiques de Joaquim Campos (1911-1981) qu’elle a puisé pour les pièces les plus emblématiques de son répertoire de « fados classiques » comme elle dit : le célèbre Povo que lavas no rio (Fado Vitória), ou encore Cansaço (Fado Tango). D’Armandinho (Armando Freire, 1891-1946), l’un des plus grands interprètes de guitare portugaise de l’histoire de cet instrument, elle a enregistré plusieurs fados au début de sa carrière, parmi lesquels le merveilleux As Penas (Fado Bacalhau, 1945), repris à sa manière par Lula Pena.
Quant aux musiques de Marceneiro, on retiendra notamment le Fado bailado sur lequel elle a elle-même écrit les vers de son Estranha forma de vida, et ce Fado cravo, celui-là de A viela, qu’elle adorait tout particulièrement, et qu’elle a employé pour Maldição (sur un poème d’Armando Vieira Pinto). Elle en a enregistré plusieurs versions à différents moments de sa carrière. La voici d’abord dans une captation de 1958, c’est semble-t-il sa première apparition à la télévision portugaise.
Amália Rodrigues (1920-1999). Maldição / Armando Vieira Pinto, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado Cravo) ; Amália Rodrigues, chant ; José Pracana & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Francisco Peres et José Carlos da Maia, guitare classique.
Vidéo : Portugal, RTP, 1958.
La mélodie est bien la même que celle de A viela, c’est bien le Fado cravo, mais on a complètement changé d’univers musical et poétique.
Autre version du même fado : l’enregistrement discographique de 1967 (et non 1973 comme mentionné au générique de fin par erreur), c’est à dire l’année même du film français dans lequel elle interprète A viela en présence de Marceneiro. (La vidéo se termine incongrûment par un court extrait d’un enregistrement de Maldição par Maria Bethânia.)
Amália Rodrigues (1920-1999). Maldição / Armando Vieira Pinto, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado Cravo) ; Amália Rodrigues, chant ; Raul Nery & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare classique ; Joel Pina, basse acoustique. Bande son extraite de l’album Fados 67, ℗1967.
Le style presque déclamatoire dans lequel Amália interprète ce Maldição, qui est d’ailleurs bien dans sa manière, montre à quel point le cadre auquel elle le destine n’est aucunement l’intimité des maisons de fado, mais bien plutôt l’ampleur du théâtre.
Que destino, ou maldição
Manda em nós, meu coração?
Um do outro assim perdidos
Somos dois gritos calados
Dois fados desencontrados
Dois amantes desunidos.
Quel destin, quelle malédiction
Règne sur nous mon cœur ?
Car nous sommes étrangers l’un à l’autre,
Deux cris silencieux
Deux destins qui s’ignorent
Deux amants désunis.
Por ti sofro e vou morrendo
Não te encontro, nem te entendo
Amo e odeio sem razão
Coração… quando te cansas
Das nossas mortas esperanças
Quando paras, coração?
Tu me fais souffrir, tu me fais mourir
Je te cherche sans te comprendre
J’aime et je hais sans raison
Mon cœur… quand te lasses-tu
De nos espoirs anéantis
Quand t’arrêtes-tu, mon cœur ?
Nesta luta, esta agonia
Canto e choro de alegria
Sou feliz e desgraçada.
Que sina a tua, meu peito
Que nunca estás satisfeito
Que dás tudo… e não tens nada.
Dans cette lutte, cette agonie
Je chante et je pleure de joie
Je suis heureuse et malheureuse.
Quel destin que le tien mon cœur,
Toi, jamais satisfait
Qui donnes tout… et qui n’as rien !
Na gelada solidão
Que tu me dás coração
Não há vida nem há morte
É lucidez, desatino
De ler no próprio destino
Sem poder mudar-lhe a sorte.
Dans cette solitude glacée
Que tu me donnes, mon cœur,
Il n’y a ni vie ni mort.
C’est lucidité et c’est folie
De lire dans sa propre destinée
Sans pouvoir agir sur son cours. Armando Vieira Pinto (1906-1964). Maldição.Armando Vieira Pinto. Malédiction, traduit de Maldição par L. & L.
………
Merci pour ce beau texte et les vidéos splendides! Et j’ignorais tout à fait que la raison pour laquelle le fado cravo s’appelait ainsi était parce qu’au départ, o Marceneiro avait utilisé un autre poème, merci beaucoup pour l’info!
Sinon, et si je peux me le permettre, deux de vos remarques m’étonnaient un peu. D’abord l’idée qu’Amália n’aurait chanté que peu de choses do Marceneiro. Hormis le fado cravo et le fado bailado, que vous mentionnez, je pense par exemple à la Marcha do Marceneiro (qu’elle chante sur le célèbre poème Há festa na Mouraria). Ou A Rua do silêncio. Comme il y en a quatre qui me viennent à l’esprit comme ça, je suppose qu’il y en ait plus encore?
Puis j’avoue que je ne vois pas vraiment pourquoi vous êtes de l’opinion qu’elle aurait abandonné le style castiço, et cela – si je vous ai bien compris – à partir du moment où elle travaille avec Oulman. Pourriez expliquer ce que vous vouliez dire plus précisément par là?
En vous remerciant encore!
Mais oui, vous avez raison : je ne sais pas comment j’ai fait pour oublier la Marcha do Marceneiro (Há festa na Mouraria, mais aussi Passei por você dans les premiers enregistrements d’Amália). Et en effet il y a également Na rua do silêncio en 62. Qui sait s’il n’y en a pas d’autres comme vous le dites. Je vais rectifier dans le texte du billet. Merci !
Sur le fait qu’elle ait abandonné le style castiço, il me semble que c’est ce à quoi on assiste lorsqu’on écoute sa discographie sur la durée. Et je parle moins de l’abandon de musiques écrites pour ce type de fado (elle en a gardé certaines dans son répertoire de scène jusqu’à la fin) que du passage à un autre style d’interprétation. Pour moi, ses derniers enregistrements dans le style castiço (mais je n’ai pas votre connaissance intime du fado, que j’aborde forcément avec ma sensibilité de Français), ce sont ceux de la fin des années 50 (A minha canção é saudade, Fado da Adiça etc.). Elle dit elle-même (dans son autobiographie) qu’elle est alors arrivée au bout de son désir de chanter comme ça, qu’elle a besoin d’autre chose. Et c’est à ce moment-là qu’elle rencontre Alain Oulman. Ce n’est pas lui qui la détourne du fado castiço, c’est elle qui est à la recherche d’autre chose, et il tombe à pic.
Comment voyez-vous les choses ? Si je vous comprends bien, Amália n’a jamais cessé de chanter castiço ?
En tout cas merci, vous m’apprenez toujours des choses par vos commentaires !
Merci beaucoup de votre réponse!
D’abord, je ne connaissais pas l’enregistrement de Passei por você, un tout grand merci de me l’avoir révélé!
Pour la question du « castiço »: il n’y a certainement pas encore beaucoup de « théories » qui essaient de donner un sens à ce mot, à l’intérieur du fado, et cela notamment parce que les musicologues ne se sont pas encore vraiment penché dessus. Par conséquent, différentes significations plus ou moins vagues et floues semblent coexister. Toujours est-il qu’à mon sens (et toute critique étant plus que bienvenue!), pouvoir donner une signification pertinente à ce mot ne nécessite aucunement l’un ou l’autre privilège de naissance ni nationalité, mais simplement une étude approfondie de ce qui était longtemps appelé « fado » dans le milieu des fadistas et musiciens même, pour ensuite essayer de décrire de façon « technique » ce qui caractérise un tel style – comme les musicologues le font pour n’importe quel musique traditionnelle, sachant que la science n’a pas de frontières nationales. Voici donc où j’en suis moi-même.
Il y a bien sûr d’abord la distinction fado castiço – fado canção. Là, on parle d’une chanson qu’on peut chanter et jouer dans le style du fado, et qui ou bien comporte un refrain (dans ce cas, la FORME du fado permet d’en conclure qu’il s’agit d’un fado canção), ou bien non (dans ce cas, d’un point de vue formel il s’agit d’un fado castiço).
Une autre façon de savoir si l’on a à faire à un fado castiço ou canção (donc toujours d’un point de vue purement formel), c’est de regarder le nom du fado. Lorsque celui-ci coïncide avec le nom du poème, il s’agit d’un fado canção, sinon d’un fado castiço.
Exemple: le fado cravo est un fado castiço, alors que « Maria Lisboa » est un fado canção. Ceci signifie qu’un fadista peut choisir (mieux même, DOIT choisir, s’il veut se distinguer des autres fadistas) un nouveau poème et le chanter sur le fado cravo, tandis que s’il veut chanter un fado canção, il est obligé de s’en tenir au seul poème existant pour ce fado.
Enfin, dernière manière de distinguer les deux, lorsqu’on assiste à un concert par exemple: dans le cas d’un fado canção, le fado se termine par une reprise du refrain immédiatement après l’avoir chanté déjà (donc sans passer de nouveau à une strophe), et la première partie est purement instrumental, le ou la fadista ne reprenant que lorsque la deuxième partie du refrain arrive. C’est aussi pendant cette première partie de la reprise que le public est censé chanter le refrain lui-même. Donc … lorsqu’il s’agit d’un fado où le public chante (du moins dans une véritable maison de fado, où les clients sont des amateurs de fado), on peut être certain qu’il s’agit d’un fado canção.
S’il est vrai que la forme des trois fados « séminales » (menor, corrido, Mouraria) n’est constituée que de « quadras » uniquement (sans refrain), selon notamment Rui Vieira on ne peut exclure l’existence de fados comportant un refrain dès la naissance du fado. En revanche, il est certain que les fados avec refrain se multiplient à grande vitesse dans les années 1930-40s, lorsque les teatros de revista utilisent elles aussi beaucoup de fado. Ce qui nous amène au deuxième sens de « castiço ».
« Castiço » peut également référer à une manière de chanter et jouer propre au fado, que le fado chanté/joué soit avec ou sans refrain, formellement parlant. On peut alors dire d’un chanteur ou musicien qu’il est « très castiço », ce qui signifie que à une manière de chanter ou jouer qui est « très fado », c’est-à-dire qui accentue tout ce qui est propre au fado en tant que genre musical (indépendamment de la forme particulière de ce qui est chanté ou joué).
Décrire ce qu’on veut dire par là signifie décrire, cette fois-ci, des techniques de chant, de guitarra et de viola, que l’on en retrouve que dans le fado, ou uniquement dans cette combinaison dans le fado. Il faut donc trois descriptions différentes, même si chacune au fond ne fait qu’exprimer musicalement/techniquement une seule et même chose: la « saudade » (qui, lorsqu’il s’agit du fado, est tout sauf la « nostalgie » ou le « spleen » des milieux intellectuels romantiques de la fin du XIXe siècle).
Si l’on s’en tient pour l’instant au chant (puisqu’il s’agit d’Amália), comprendre ce qui est propre au chant typiquement « fado » (donc au STYLE castiço) n’est possible que si on compare un tas d’enregistrements anciens, hommes et femmes confondus, de grand(e)s fadistas (genre Marceneiro, Herminia Silva, Maria Teresa de Noronha, Carlos Zel, Fernando Farinha, Berta Cardoso, etc.), pour essayer, pour ainsi dire, d’en extraire la moelle substantifique. Car c’est alors qu’on constate que certaines techniques (souvent difficiles à exécuter, et que les fadistas ne pourront nommer explicitement, puisqu’il s’agit d’une tradition orale, qui s’apprend sans « cours » ni théorization …) reviennent sans cesse. Exemples: ne pas systématiquement attaquer la note sur le temps, mais souvent un peu avant ou après. Ne pas rester systématiquement sur la même hauteur, mais attaquer un peu plus bas, pour ensuite glisser vers la bonne hauteur. Ne pas maintenir la même couleur sur une seule et même hauteur, mais la modifier tout en maintenant cette hauteur exacte (souvent en donnant l’impression d’un « déchirement » dans la voix). Ne pas rester sur la même hauteur lorsqu’on a une note pour une seule syllabe, mais sauter pendant qu’on chante la syllabe d’une note à une autre. Et puis, bien sûr, ce qui a quand même un nom parmi les fadistas: « roubar », c’est-à-dire littéralement « voler »: voler du temps, plus précisément, en commençant la note ou la phrase plus tôt et en déplaçant le tout d’une telle manière qu’on SEMBLE obtenir ce qui en musique classique s’appelle un « rubato », mais qui s’en distingue entièrement du fait même que la pulsation régulière ne s’arrête jamais, si bien que les musiciens continuent à jouer parfaitement dans le temps, et la fadista, tôt ou tard, le reprenda aussi. (Les fadistas qui excellent dans cette technique de roubar sont appelés « estilistas »; Mariana Silva, par exemple, ou l’incroyable Beatriz da Conceição). Qui plus est, tout ceci fait partie de l’IMPROVISATION, donc ne peut se faire de façon systématique, mais doit être inventé au moment même, en fonction de l’inspiration de la fadista, du poème, de l’ambiance dans la salle, des improvisations des musiciens, etc. Enfin, tout ceci se fait sur des schémas d’accord « simples » (avec souvent uniquement 2 – 4 accords), ce qui rend ces techniques encore plus importantes (sinon le résultat serait tout simplement monotone et peu intéressant, d’un point de vue musical).
Amália a très tôt excellé dans TOUTES ces techniques à la fois, ce qui est tout à fait exceptionnel, raison pour laquelle, effectivement, Amália et Alfredo Marceneiro sont parmi les plus grands voire les plus grands du XXe siècle.
Or, à mon avis, si de ce côté-là évolution il y a, chez Amália, c’est une évolution qui va dans le sens d’un approfondissement toujours plus grand de ces techniques. En ce sens, je dirais même qu’elle est plus castiço encore dans ces derniers enregistrements qu’au début.
Ce que Alain Oulman a fait, c’est d’écrire des musiques qui souvent comportaient UN PEU plus d’accords (mais toujours TRES peu comparé au jazz, à la musique classique, ou au bossa nova), alors que les poèmes de ces fados canção sont régulièrement écrits par des poètes qui ne sont pas QUE des poètes de fado, deux choses tout à fait nouvelles. Dans ce cas, le défi devant lequel se trouvait Amália, consistait à appliquer les techniques du fado, c’est-à-dire le style castiço, même à ce genre nouveau de chansons. A mon sens, elle y a réussi à merveille. C’est même ce qui lui a permis de réussir plus tard à chanter du Brel d’une telle façon que celui qui ne comprend pas les paroles peut être certain d’entendre un fado.
Hélas, beaucoup de chanteurs et musiciens d’aujourd’hui, qui veulent faire du « nouveau fado », n’ont jamais vraiment étudié le fado castiço (qui, comme le disait le fabuleux Tó Moliças (pendant dix ans la viola d’Amália, et décédé en janvier), est en fait le fado tout court), DONC utilisent toujours les musiques et poèmes du passé, mais en empruntant un style qui est en fait celui de n’importe quelle musique « pop » ou « du monde ». Souvent ils se justifient en référant à Amália, confondant l’innovation qu’elle a apportée au fado (et qui ne touchait en rien à la singularité même de ce style musical) avec n’importe quel changement par rapport à ce qui se faisait au passé. Du coup, ils n’étudient même pas ou très peu ce passé. Leur réponse à l’indignation du milieu de fado (qui tout à coup devient du fado « traditionnel »): ils font du « novo fado » … . Personnellement, je pense que Tó Moliças a tout à fait raison de dire que cette expression est dépourvue de sens. Comme toute tradition, le fado s’est renouvellé sans cesse, au cours des derniers deux siècles, car c’est la seule façon de prolonger une tradition. Encore faut-il l’étudier suffisamment longtemps pour pouvoir en comprendre l’essence, et pour pouvoir inventer une innovation qui néanmoins maintient cette essence. C’est exactement ce qu’Amália a fait pendant toute sa vie. C’est aussi ce que Mariza a fait au début de sa carrière, avant de suivre des voies plus commerciales. Ce n’est hélas PAS ce que la majorité des « novos fadistas » font …
Mais vous ne serez peut-être pas d’accord?
Bien cordialement,
Ana Luísa
Merci pour cette longue et passionnante réponse !
S’agissant d’Amália, je ne suis effectivement qu’en partie d’accord avec vous. Je n’ai pas le temps de développer maintenant, j’y reviendrai demain ou après-demain. A bientôt !
Philippe
Donc voici. Laissons de côté le critère formel des musiques elles-mêmes : il me semble qu’on peut très bien chanter des fados formellement « castiços » d’une toute autre manière, c’est-à-dire d’une manière « non fadiste » comme vous dites, et c’est probablement l’expression qui convient le mieux. Exemple : António Zambujo chantant le fado João Maria dos Anjos ou d’autres. Il faut donc plutôt parler d’interprétation.
Pour ce qui est d’Amália : là où je suis d’accord avec vous c’est sur le fait qu’elle possédait, en plus d’un timbre et d’une puissance vocale remarquables, l’ensemble des techniques, ou des savoir-faire, propres aux fadistes « castiços ». Mais je ne crois pas qu’elle ait jamais cherché à les approfondir pour eux-mêmes. Elle avait simplement assimilé ces techniques, qui « sortaient » quand elle en avait besoin, et seulement dans la mesure où elle en avait besoin, sans même qu’elle les recherche. Il me semble qu’elle n’a jamais voulu « faire fadiste ». Jamais fait du « chanter castiço », ou « chanter fadiste » une fin en soi, contrairement à certain[e]s fadistes « castiços ».
Elle parle d’ailleurs (dans son autobiographie ou dans des entretiens) du « milieu fadiste » comme d’un univers qu’elle a côtoyé, mais auquel elle n’appartient pas.
Mais parlons un peu de la forme quand même. C’est vrai que certains fados « classiques » (c’est son mot) ont fait partie de son répertoire de scène jusqu’à la fin. Mais c’étaient toujours les mêmes. À partir d’un certain moment de sa carrière, vers la fin des années 50, elle n’en a plus chanté de nouveaux, ni enregistré. Il y a l’album Fados 67, en 1967 justement, avec quelques fados « castiços », mais elle les avait déjà enregistrés, et sur les mêmes poèmes (Maldição, Primavera, Há festa na Mouraria,…). Il n’y a qu’une exception : Meu nome sabe-me a areia sur le Fado bailado de Marceneiro (mais son interprétation n’est pas très différente de ce qu’elle fait de ce même Fado bailado dans Estranha forma de vida).
Et quand même… l’influence de la chanson européenne, française en particulier, est sensible chez elle. Et pas seulement dans les cantigas d’Alain Oulman (qui évoquent Ferré plus que Brel, je trouve). Il y a un monde, parfois un gouffre, entre la manière d’Amália et celle de ses contemporaines (Lucília do Carmo, Maria Teresa de Noronha etc.).
Et je trouve que son propre Lágrima sonne plus « castiço » (je ne dis pas meilleur, ni plus profond) dans l’interprétation d’Argentina Santos que dans celle d’Amália elle-même !
Malheureusement on ne peut plus demander l’avis d’Amália… Au fond elle s’en fichait de tout ça, non ? Elle chantait ce qu’elle avait choisi de chanter comme elle pensait devoir le chanter, que ça plaise ou non. Et sa discographie ne renferme pas que des chefs-d’œuvre non plus…
Ph.
Voici le Fado do cravo (Fado de l’œillet) avec ses paroles d’origine, interprété par Vítor Duarte Marceneiro, fils d’Alfredo.
Muito obrigada!!!!
Je souris un peu devant le long commentaire redondant sur le fado castiço et le rubato ici ‘roubardisé’. Bref. Il est clair en revanche que le style vocal de Amalia Rodrigues a effectivement évolué avec Alain Oulman. Chanter et jouer le fado c’est l’interpréter.