Silence
« Chère Christiane Taubira,
Je viens de lire votre interview dans Libération, tout ce que vous dites est vrai, juste, ce n’est pas de ça que je veux parler, je veux vous parler de la fin de votre interview, on vous demande : « Avez-vous été déçue par la faiblesse des réactions qui ont suivi les attaques dont vous avez été victime ? » Entre crochets, il y a d’abord écrit : « soupir ». Vous poussez donc un soupir puis vous répondez. Vous parlez des messages de soutien qui vous ont été adressés à titre personnel, vous expliquez que c’est gentil mais que ce n’est pas le propos, et vous avez raison. Vous parlez de l’analyse de l’historien Pascal Blanchard, que vous dites juste mais qui n’est pas une alerte, et vous avez aussi raison. Vous dites que des consciences françaises pourraient dire que les injures racistes dont vous avez fait l’objet ne sont pas périphériques mais sont « une alarme », ne sont plus un signe mais une alarme, un signal d’alarme, dites-vous, car quelque chose dans notre société se « délabre », c’est votre mot, se dégrade, fout le camp, pourrit, est sale, est crade, est dégueulasse, est nul, est fini, est foutu, et vous avez raison. Et puis vous dites, je vous cite : « Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’il n’y a pas eu de belle et haute voix qui se soit levée pour alerter sur la dérive de la société française. »
Là encore, vous avez raison, mais puisque vous dites que vous êtes étonnée, permettez-moi une explication. Nous n’avons rien dit parce que nous ne savons pas comment faire, comment dire ce que nous ressentons, nous ne trouvons pas les mots pour expliquer la terreur qui nous saisit à la gorge, la peine radicale, plus que profonde, radicale, une tristesse qui touche le fond, que nous éprouvons, cette histoire de banane nous tue. […] »
Christine Angot. «Chère Christiane Taubira…», par Christine Angot. Libération (en ligne), 6 novembre 2013.
Je n’ai pas accès au reste du texte, n’étant pas abonné à Libération, et n’ayant pas non plus un exemplaire papier de l’édition du 6 novembre. Mais quand même, cette justification : « nous n’avons rien dit parce que nous ne savons pas comment faire, comment dire ce que nous ressentons, nous ne trouvons pas les mots… etc. » a de quoi étonner elle aussi.
Une autre explication au fait « qu’il n’y [ait] pas eu de belle et haute voix qui se soit levée pour alerter sur la dérive de la société française » pourrait être que les « belles et hautes voix » ont disparu de France. La dernière, celle de Patrice Chéreau, vient à peine de s’éteindre.
Dans les années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, un silence pareil était inconcevable. Il ne se serait pas produit, les réactions auraient été immédiates et nombreuses, surtout après la scène ahurissante qui s’est déroulée à Angers le 25 octobre dernier. Quelqu’un comme Marguerite Duras — pour ne citer qu’elle, parce qu’elle n’avait pas sa langue dans sa poche, et qu’elle était bien la dernière à user d’un argument tel que « nous n’avons rien dit parce que nous ne savons pas comment faire » — se serait manifestée toutes affaires cessantes. Durement. Le personnel politique de l’époque — moins le FN, évidemment — aurait unanimement donné de la voix pour soutenir la ministre et condamner cette chose insensée. Le président de la République aurait solennellement mis les choses au point.
D’ailleurs cette chose n’aurait pas eu lieu : des enfants, sous le regard amusé de leurs parents — et certainement instruits par eux, car comment des enfants pourraient-ils avoir une idée pareille — insultant une ministre qui n’a pas le même point de vue sur la société que leurs parents. Une ministre noire donc, la traitant de guenon et brandissant une peau de banane. Cette chose-là n’aurait pas eu lieu, parce que jusqu’aux années 2000 ça ne se faisait pas. Maintenant , si.
Pourquoi ne pas dire à la mère et au père de cette gamine qu’on voit brandir la peau de banane dans la ville d’Angers, Maine-et-Loire (il y a une vidéo), et aux mères et aux pères des autres enfants qui crient des insultes, que ce qu’ils font à travers leurs enfants est ignoble ? Que ces enfants, qui méritent au minimum une paire de gifles chacun, auront plus tard, les plus intelligents d’entre eux du moins, honte de leurs parents ? Et que les plus sensibles auront de surcroît honte d’eux-mêmes ?
L. & L.
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- Lire aussi : Jane Birkin : « Le silence autour de Christiane Taubira est alarmant ». Jane Birkin, propos recueillis par Véronique Mortaigne. Dans Le Monde (en ligne), 9 novembre 2013.
- La pétition France, ressaisis-toi !
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À défaut de « belle et haute voix » française, en voici une roumaine, celle de Maria Tănase (1913-1963) :
Maria Tănase (1913-1963). Doină din Dolj / Maria Tănase, paroles ; adaptation française Nicole Maria Magdalena Sachelarie ; musique traditionnelle ; Maria Tănase, chant ; OMPR [Orchestra de Muzică Populară Radio] ; Victor Predescu, direction. Enregistrement : 1955, Bucarest (Roumanie).
sans raison ? elles ne manqueront pas, à ce train, les raisons de pleurer…
Merci d’avoir partager cet article, je n’étais pas au courant de ce terrible évènement. Non seulement ça a été diffusé et filmé – je suppose que ça coure les réseaux sociaux (et probablment pour les « mauvaises » raisons!), il s’agit en plus d’une figure publique, d’un représantant de l’autorité, Mme le Ministre – de mon temps, on respectait l’État et ses représentants. Et puis même si ça aurait été un « John Doe » (comme disent les américans), il s’agit d’une situation intolérable. Quels enfants sommes-nous en train d’élever?!? Où va le monde? Il faut signer la pétition http://FRANCERESSAISISTOI.wesign.it/fr
Oui il faut signer cette pétition, c’est le minimum !
Je trouve ignoble ce traitement d’une ministre , en plus celle qui porte les sceaux de la justice dans un pays dit évolué. La rance du racisme gangrène la France qui échoué devant des défis indispensables à la vie sociale du XXIème siècle :
– L’intégration ( d’ailleurs à quelles valeurs devoir s’intégrer ?) ;
– L’immigration ( désastreuse même avant l’ère giscardiennne );
– Le dialogue social ( entre communautés qui ne partagent pas les mêmes valeurs ); et enfin
– Les libertés individuelles (face à la montée de l’insécurité et la flagrante incivilité )
Commentaire juste et courageux
Alex Caire
Pour signaler ceci :
Le quatuor Balanescu honore la mémoire de Maria Tanase
Découvert Balanescu dans « Amore e Carne » de Pippo Delbono …
Oui, j’ai fait cette découverte moi aussi, non pas par le biais de Pippo Delbono, mais plus prosaïquement sur le web, en explorant un peu autour de Maria Tanase…
(Je suis dans une forme de raptus actuellement, lié à Maria Tanase !)
Moi ça ne fait que 50 ans que ça dure … bonne chance !
Merci… mais c’est intrigant ce « bonne chance ». Il me faut donc m’attendre à des effets secondaires ?