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קורטו מלטזה

1 novembre 2012

Je l’avais déjà remarquée avant, — elle, pas les enfants. D’abord la voix, mate, sablonneuse, des inflexions expressives. Au vrai, une prosodie personnelle, assez musicale, mais comme d’un instrument un peu étouffé. Une voix de roseau.

Je voulais voir de qui elle émanait (parfois il ne faut pas, il peut y avoir incongruité). Elle ne m’est apparue que de dos, brièvement, dans une ouverture de porte. Plutôt petite, vêtue d’un pantalon de jeans et d’une veste courte ; des cheveux frisés mais tirés en arrière, tressés serrés, blanchissants.

Cela dans un hôpital. Moi je m’y trouvais pour un test d’effort (j’ai cru mourir, il me semble qu’on m’a fait faire tous les paliers de l’effort). Elle je ne sais pas.

Plus tard je l’ai revue à l’arrêt du tram.

À nouveau c’est la voix qui me frappe, qui m’attrape.

Cette fois je peux la voir. Le visage est encore plus remarquable que la voix, andalou, grec, égyptien, italien non je ne crois pas, ou sicilien peut-être. Deux enfants l’accompagnent, c’est à eux qu’elle parle. Il y a entre eux une telle identité qu’ils paraissent trois aspects de la même personne. La jeune fille, qui doit avoir quinze ans, est d’une grande beauté, de longs cheveux presque noirs, ou noirs, ramenés du côté droit du visage et lui tombant sur la poitrine comme une écharpe. Le garçon, douze ans, onze ans, vif, c’est tout ce qu’on peut en dire.

Elle s’adresse à ses enfants comme à des personnes adultes.

Je dis ses enfants. Son visage pourtant, à le voir, est d’une femme un peu trop âgée pour être la mère d’enfants si jeunes — la peau tannée épousant désormais l’ossature du visage. Les sourcils, le gauche surtout, en forme de tilde du fait d’un plissement permanent des traits dans une expression d’inquiétude, voire de tourment, à laquelle participe le regard, d’une intensité affolante. Seulement la ressemblance est à ce point qu’elle ne peut être que leur mère, pas d’autre hypothèse plausible. D’ailleurs aucun affaissement, rien de mou, rien qui se laisse aller, et aucune ride profonde.

À l’arrêt suivant, qui est celui des universités, monte Corto Maltese en personne. Une masse de cheveux d’un noir absolu, libres, courts sur la nuque et sur les côtés, se prolongeant en pattes imprécises sur les joues ; le regard tranquille, un peu éloigné des choses, la pulpe des lèvres dessinant une bouche khmère. Les mouettes de Venise et les chats du Ghetto entrent avec lui, et le ressac de la lagune, et le bruit de l’eau battant contre les palais. Comment s’est-il égaré ici, à Montpellier, une ville si inhospitalière aux mystères ? Une ville qui méconnait la mer si proche ? Sa longue silhouette flexible s’est appuyée à la paroi, près de la femme dont je parle. A Venise Corto consulte de telles femmes, qui sont juives. Elles ont de la bienveillance pour lui. Elles lui livrent, dans une forme énigmatique, quelques indications pour éviter de prendre, dans les labyrinthes, les routes fatales. Toujours elles lui disent adieu, avec une tristesse infinie.

Corto sort, s’éloigne, emportant la traîne muette et fantasque des chats, la nuée des ailes claires, le bouillonnement de l’écume. Très soudainement je découvre alors que la voix admirable, qui m’était à vrai dire familière, est semblable à celle d’une femme que j’ai croisée autrefois, et que je n’aimais pas. Devenue écrivaine depuis. En effet, juive. Brusquement le charme se détruit. Elle n’est plus qu’une bourgeoise bien pensante ayant ses entrées dans quelques maisons d’édition chic de je ne sais quel arrondissement de Paris ; sa fille un personnage d’un film de Christophe Honoré.

Je suis allé déjeuner en ville. On m’a placé vis-à-vis d’un homme qui mange comme une chèvre. Mais des chèvres il n’a que l’appétit furieux ; rien de leur beauté, pas un atome ; rien de leur regard étincelant.

Françoise Atlan et Keyvan Chemirani. Viens ma bien aimée (Ven querida). Chant sépharade. Extrait de : Keyvan Chemirani, Le rythme de la parole. Accords croisés, 2004.

Morena, me llama
El hijo del rey
Si otra vez me llama
Yo me vo con él.

Ma brune,
Le fils du roi m’appelle
S’il m’appelle encore
Je m’en irai avec lui.

L. & L.

4 commentaires leave one →
  1. 2 novembre 2012 20:31

    Vos mots, vos notes sont un navire, night or day…on vogue.

    • lili-et-lulu permalink
      2 novembre 2012 21:02

      Un petit navire alors, qui n’a pas beaucoup navigué… Merci beaucoup !

  2. 3 novembre 2012 21:39

    « – Corto à lui même : Ce serait bon de vivre une fable.
    – Bouche Dorée à Corto : Oh oui !… Mais toi tu vis continuellement une fable et tu ne t’en aperçois plus. Lorsqu’un adulte entre dans le monde des fables, il ne peut plus en sortir. Le savais-tu ? » in Corto Maltese en Sibérie, Hugo Pratt, éd. Casterman, 2001
    pour aller au bout du monde (des fables) avec Corto : http://cortomaltese.com/fr/adventure-map/
    j’adorrrrrrrrr – signé קורטו מלטזה

    • lili-et-lulu permalink
      3 novembre 2012 22:06

      Quel honneur, un commentaire signé קורטו מלטזה ! (Et je ne connaissais pas du tout ce site extraordinaire !)

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