Ce truc-là
Ce truc-là. La photo est prise au téléphone.
Vendredi dernier, c’est à dire avant-hier, devant assister à une journée d’étude à la bibliothèque nationale, j’ai pris le TGV de 5h38. Parfois il est impossible d’agir autrement. Il faut alors se lever à quatre heures, on ne peut pas imaginer plus détestable commencement de journée.
Je suis resté conscient, du moins par moments, jusqu’au franchissement du Rhône, qui se produit au nord d’Avignon. Au-delà : le néant.
De ce néant je crois avoir été tiré dans le Morvan, par le son aigre d’une musique de rap sortant soit d’écouteurs réglés à bloc, soit d’un appareil quelconque genre PC portable. Pendant quelque temps ce son ne me gênait pas, c’est comme s’il accompagnait mon rêve auquel il devait probablement se mêler.
Graduellement le sommeil a reflué. Bien réveillé, j’ai trouvé ce bruit décidément bien envahissant. Il semblait provenir de mon voisin de derrière ; les autres passagers, comme si de rien n’était, restaient concentrés sur leurs activités de passagers. Je voyage en 1ère classe, j’ai ce privilège sur mes collègues en raison de la fréquence de mes déplacements. Et donc en 1ère on est censé téléphoner (mais pas à une heure aussi matinale) ou bien s’abîmer dans sa messagerie électronique, ses tableaux Excel ou ses présentations qui parlent de stratégie et d’objectifs. Ou encore lire l’Équipe, c’est très bien porté aussi.
C’est à dire que dans ce train tout le monde avait le nez dans son ordinateur ou dans son journal –, sauf quelqu’un qui écoutait du rap trop fort. En 1ère : bizarre. Je suis allé aux toilettes.
En regagnant ma place j’ai croisé le regard de mon voisin amateur de rap : un type comme il faut, costume cravate, le crâne presque rasé mais rien d’un skin. Regard légèrement inquiétant quand même. J’ai pensé que c’était un type de la DRAC qui croyait encore faire preuve de non conformisme en écoutant du rap de manière à déranger tout le monde.
J’étais à peine assis qu’il se penche au-dessus de mon siège et me dit, d’une façon assez agressive je dois dire, et destinée à être entendue à la ronde : « vous ne pourriez pas baisser un peu votre musique ? »
Stupéfaction. Je m’apprêtais à lui demander la même chose. Je lui dis que ce n’est pas « ma » musique et que je n’ai rien à voir avec la crise des décibels. Mais lui, refusant de me croire et plus agressif encore, renchérit : « ça ne vient pas de ce truc-là ? »
Ce truc-là, c’est un vieux blouson de toile vraiment usé, crevé par endroits avec des fils qui pendent. Je l’ai en affection. C’est un de mes vêtements préférés, je ne m’en séparerai jamais — à moins de l’oublier quelque part un jour.
Ce truc-là, suspendu à la frontière de nos domaines respectifs, a encaissé la grotesque insulte avec dignité. Je ne l’en ai pas moins protégé de mon bras droit, comme pour le soustraire à tant de vulgarité. J’ai dit à l’homme que non, que c’était impossible.
La rumeur scandaleuse provenait comme de bien entendu de je ne sais quel appareil posé sur sa propre tablette, peut-être sous des dossiers ou derrière son ordinateur, je n’ai pas cherché à vérifier.
Confondu, il a glapi « ah, c’est le truc de mon fils ! » (qui a dû s’en prendre une le soir-même, car à voir l’expression goguenarde des autres voisins, le goujat ridicule avait sans aucun doute profité de ma courte absence pour exciper de ma désinvolture afin de les gagner à son indignation).
La journée finie je suis rentré non à Montpellier mais à Toulouse (cinq heures vingt de TGV, départ 17h20 de Montparnasse). J’ai dormi jusqu’à la Loire, que l’on passe à Tours. La lumière était splendide, surtout entre Bordeaux et Agen. Au-delà la nuit était tombée.
Hier je me suis acheté une nouvelle veste, vraiment très jolie. Courte (c’est ce que je cherchais depuis longtemps), en coton noir (je l’ai crue bleu marine dans le magasin) avec les boutonnières rouges et une doublure des plus extravagantes.
L. & L.