Aller au contenu principal

Fado Carriche. 2. Mísia, Beatriz da Conceição, Cristina Branco

3 juin 2024

Fait suite à :

Pourquoi Fado « Carriche » ? Mystère. Carriche est une bourgade située au Nord de Lisbonne, désormais prise dans le tissu urbain de l’agglomération de la capitale. Elle jalonnait autrefois le chemin qui menait aux touradas (courses de taureaux) de Vila Franca, célébrées notamment dans le film A Severa (1931), ou bien dans des chansons comme Os alamares (« Les brandebourgs ») enregistrée par Amália Rodrigues en 1953 :

Vamos depois aos toiros
No Domingo a Vila Franca
[…]
Na adega mais antiga
Da Calçada de Carriche
Havemos de cantar o rigoroso.

João Linhares Barbosa [1893-1965], « Os alamares » (194?). Extrait.

Allons dimanche
À la tourada, à Vila Franca
[…]
À la vieille auberge
De la Chaussée de Carriche
Nous chanterons le fado « rigoroso ».

Vu que Raúl Ferrão, le compositeur du Fado Carriche, s’était fait une spécialité de produire des chansons pour le cinéma et pour la scène, une hypothèse serait que le Fado Carriche ait été conçu pour un film, ou plus vraisemblablement pour une opérette. Hypothèse qui reste à vérifier ; je n’ai rien pour l’étayer.

Les emplois connus du Fado Carriche n’ont pas, en tout cas, de rapport avec les courses de taureaux. Dans ce deuxième billet en voici trois autres, tous interprétés par des voix féminines.

Mísia. Dança de mágoas (1998)

De toutes les versions du Fado Carriche, celle de Mísia, construite sur un poème extrait du Cancioneiro de Fernando Pessoa, est ma préférée. Elle m’enchante. Cette fois il n’y a pas à se demander ce que c’est : c’est un fado, un vrai de vrai. À l’époque de la sortie de l’album Garras dos sentidos dont il est extrait, Mísia s’en servait pour son entrée en scène, qu’elle effectuait vêtue d’une sorte de manteau de deuil blanc à large capuche qui lui couvrait la tête. Elle apparaissait côté jardin, au fond de la scène, et s’avançait avec solennité jusqu’au micro, au son de la longue et belle introduction instrumentale qui évoque une marche funèbre. Une marche cependant élégante et délicate, scandée par les guitares, conduite par la guitare portugaise de Custódio Castelo qui fournit ensuite le contre-chant et mène encore l’interlude instrumental placé avant la reprise du dernier couplet.

Mísia (née en 1955)Dança de mágoas. Poème de Fernando Pessoa ; Raúl Ferrão, musique (Fado Carriche).
Mísia, chant ; Custódio Castelo, guitare portugaise ; António Pinto & José Moz Carrapa, guitare ; Marino Freitas, basse acoustique ; Manuel Rocha, violon ; Ricardo Dias, accordéon & arrangement.
Enregistrement : Lisbonne, studios Xangrilá, octobre 1997.
Extrait de l’album Garras dos sentidos. France, Erato, ℗ 1998.

Como inútil taça cheia
Que ninguém ergue da mesa
Transborda de dôr alheia
Meu coração sem tristeza

Tel une inutile coupe pleine
Que nul ne porte à ses lèvres,
Mon cœur privé de tristesse
Déborde de la douleur d’autrui.
Sonhos de mágoa figura
Só para ter que sentir
E assim não tem a amargura
Que se temeu a fingir

Il forme des rêves douloureux
Juste de quoi pouvoir ressentir
Et se déprendre de l’amertume
Qu’il redoutait de devoir feindre.
Ficção num palco sem tábuas
Vestida de papel seda
Mima uma dança de mágoas
Para que nada suceda

Comme une illusion sur une scène sans planches
Vêtue de papier de soie,
Il mime une danse des douleurs
Pour qu’il ne se produise rien.

Fernando Pessoa (1888-1935). Como inútil taça cheia (daté du 19 août 1930), extrait de Cancioneiro.
Fernando Pessoa (1888-1935). Tel une inutile coupe pleine, traduit de : Como inútil taça cheia (daté du 19 août 1930), extrait de Cancioneiro, par L. & L.
.

Beatriz da Conceição. Muito embora o querer bem (1973)

Autrefois, je n’aimais pas Beatriz da Conceição. Non pas elle comme personne, mais sa façon de chanter. Cette interprétation fiévreuse, d’ailleurs assez rapide, du Fado Carriche aurait pu alors me faire changer d’avis.

Beatriz da Conceição (1939-2015)Muito embora o querer bem. Artur Ribeiro, paroles ; Raúl Ferrão, musique (Fado Carriche).
Beatriz da Conceição, chant ; José Nunes, guitare portugaise ; Martinho d’Assunção, guitare ; Raul Silva, basse acoustique.
Enregistrement : Lisbonne, studios Xangrilá, octobre 1997.
Première publication : disque 45t Balada das mãos ausentes ; Muito embora o querer bem ; Eu nasci amanhã ; Deste-me um beijo e vivi. Portugal, Estúdio, ℗ 1973.

Muito embora o querer bem
Não seja um invento meu
Não permito que ninguém
Te queira mais do que eu

Je ne prétends pas
Avoir inventé l’amour.
Mais j’interdis à quiconque
De t’aimer plus que moi.
Meu coração vagabundo
Irá, seja como for
Rua em rua, mundo em mundo
Atrás de ti, meu amor

Et mon cœur vagabond
Te suivra, mon amour
De rue en rue, de monde en monde,
Obstinément, vaille que vaille.
Estes meus braços caídos
Fugindo a todos os laços
Só vibram quando pedaços
Dos nossos corpos unidos

Mes bras, pourtant rétifs
À toute entrave,
Vibrent lorsqu’ils se sentent
Des membres de deux nos corps unis.
A minha boca e a tua
Mal deixam de estar unidas
Lembram meninas perdidas
Chorando de rua em rua

Ma bouche et la tienne
Ne veulent pas se séparer ;
On dirait des enfants perdus
Qui pleurent de rue en rue.
Odeio o mundo a inveja
As convenções o temor
Odeio tudo o que esteja
Entre nós dois, meu amor

Je hais le monde, l’envie,
Les conventions, la crainte,
Je hais tout ce qui pourrait
Se dresser entre nous, mon amour.

Artur Ribeiro (1924-1982). Muito embora o querer bem (19??).
Artur Ribeiro (1924-1982). Je ne prétends pas avoir inventé l’amour, traduit de : Muito embora o querer bem (19??) par L. & L.

Cristina Branco. Rio de nuvens (2023)

Cristina Branco, lorsque elle incorpore à son répertoire un fado traditionnel, le traite rarement comme tel. Ce Rio de nuvens (« Fleuve de nuages »), extrait de son récent album Mãe (« Mère », 2023) en est l’illustration : ici, c’est le piano de Luís Figueiredo, musicien de jazz originaire de Coimbra, qui domine l’instrumentarium et qui impose progressivement sa couleur à l’ensemble, en dialogue avec la voix. Le poème est le premier du recueil Rio de nuvens de Natália Correia, auquel la chanteuse semble attachée : son album Corpo iluminado (2001) en comptait déjà un à son programme, le huitième, sur une musique de Custódio Castelo (Rio de nuvens VIII).

Cristina Branco (née en 1972)Rio de nuvens. Poème de Natália Correia ; Raúl Ferrão, musique (Fado Carriche).
Cristina Branco, chant ; Bernardo Couto, guitare portugaise ; Bernardo Moreira, contrebasse ; Luís Figueiredo, piano.
Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studios Valentim de Carvalho, avril 2023.
Extrait de l’album Mãe. Portugal, Locomotiva azul, ℗ 2023.

Nuvens correndo num rio
Quem sabe onde vão parar?
Fantasma do meu navio
Não corras, vai devagar!

Nuages courant sur le fleuve,
Où vont-ils ? Qui le sait ?
Fantôme de mon navire,
Ne file pas si vite !
[Vais por caminhos de bruma
Que são caminhos de olvido.
Não queiras, ó meu navio,
Ser um navio perdido.]

[Tu suis des routes de brume
Qui sont des routes d’oubli.
Ne cherche pas, ô mon navire,
À t’y perdre à jamais.]
Sonhos içados ao vento
Querem estrelas varejar!
Velas do meu pensamento
Aonde me quereis levar?

Rêves hissés dans le vent,
Vous voulez balayer les étoiles !
Voiles de mes pensées,
Où voulez-vous m’entraîner ?
Não corras, ó meu navio
Navega mais devagar,
Que nuvens correndo em rio,
Quem sabe onde vão parar?

Pourquoi si vite, ô mon navire ?
Doucement, retiens-toi,
Car ces nuages courant sur le fleuve,
Où vont-ils ? Qui le sait ?
[Que este destino em que venho
É uma troça tão triste;
Um navio que não tenho
Num rio que não existe.]

[Car ce destin qui me porte
Est une triste farce ;
Un navire que je n’ai pas
Sur un fleuve qui n’existe pas.]

Natália de Oliveira Correia (1923-1993). Nuvens correndo num rio (Rio de nuvens. I), extrait de Rio de nuvens (1947).
N.B. : Les strophes entre crochets ne font pas partie du fado.
Natália de Oliveira Correia (1923-1993). Nuages courant sur le fleuve (Fleuve de nuages. I), traduit de : Nuvens correndo num rio (Rio de nuvens. I), extrait de Rio de nuvens (1947), par L. & L.
N.B. : Les strophes entre crochets ne font pas partie du fado.

5 commentaires leave one →
  1. Avatar de MD1
    MD1 permalink
    4 juin 2024 13:25

    Super : on va creuser cette histoire du « Carriche ». Et puis merci pour citer (de nouveau) Cristina Branco dont le passage à Lisbonne en février fut mémorable avec une salle conquise, ce qui était rare auparavant.

  2. Avatar de MD1
    MD1 permalink
    4 juin 2024 20:42

    Bon, bien sûr ! J’ai honte de ne pas avoir pensé au quartier de Carriche où se rendaient les amateurs de touradas avant l’urbanisation. En 1998 au musée d’ethnologie de Lisbonne l’exposition « vozes e sombras du fado » y faisait allusion. Grand merci encore pour cette évocation des fados Carriche.

  3. Avatar de Michel
    Michel permalink
    20 juillet 2025 07:57

    En réécoutant je m’aperçois du malaise que produit ce piano dominateur qui donne l’impression d’une juxtaposition. J’aimerais bien avoir votre avis, sachant que le piano n’est pas à proscrire – par principe – dans ce type « néo fadiste » bien sûr.

    • Avatar de L. & L.
      20 juillet 2025 17:34

      Le fait est que, même au XIXe siècle, il existait une tradition de fado accompagné au piano, non pas dans les tavernes mais dans les salons de l’aristocratie. Mais en l’occurrence, je suppose que l’intention de Cristina Branco est de ne pas se laisser enfermer dans la tradition fadiste, ni pour ce qui est de la conduite du chant, ni pour les arrangements.
      Je suis certainement mauvais juge, mais je préfère évidemment l’usage que font du Fado Carriche Mísia et Beatriz da Conceição. Pour tout dire, je trouve que la version de Cristina Branco manque un peu d’élégance. Ça tient peut-être à l’arrangement. Peut-être aussi au choix de ce fado pour ce poème-là, je ne sais pas.
      Mais au fond, c’est une affaire de goût 🙂

Trackbacks

  1. Fado Carriche. 3. Ricardo Luiz, Cristina Bacelar, Camané | Je pleure sans raison que je pourrais vous dire

Répondre à MD1 Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.