É noite na Mouraria
Fait suite à :
- Hermínia Silva • Fado da Senhora da Saúde
- Há festa na Mouraria • Amália, Marceneiro
- Ils ont tué la Mouraria
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Pour les letristas (paroliers) de fado, la Mouraria est une source d’inspiration inépuisable. La nostalgie pour la Mouraria d’autrefois, la tristesse de la voir se défaire et perdre son âme, mais aussi la simple exploitation, plus ou moins poétique, de « l’âme » en question, voilà de la matière. Au fond, pour le fado, il en va des vieux quartiers de Lisbonne — et de la Mouraria en particulier — comme de la butte Montmartre, Ménilmontant et autres pour la chanson française.
En dépit de quelques poncifs dans son texte, É noite na Mouraria (« Il fait nuit dans la Mouraria ») est l’un des plus réussis de ces fados « d’ambiance ». La mélodie, une composition de l’accordéoniste António Mestre (1924-2013), y contribue probablement dans une large mesure. D’ailleurs chanson plus que fado, É noite na Mouraria a été créée au début des années 1960 par une Maria do Espírito Santo (« Marie de l’Esprit Saint »), née en 1938.
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Maria do Espírito Santo (née en 1938) • É noite na Mouraria. José Maria Rodrigues, paroles ; António Mestre, musique. Autre titre : Nostalgia.
Maria do Espírito Santo, chant ; Francisco Carvalhinho, guitare portugaise ; Martinho d’Assunção, guitare.
Première publication : Portugal, [1961 ou 1964].
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Uma guitarra baixinho
Numa viela sombria
Derrama um fado velhinho
É noite na Mouraria
Dans une ruelle sombre,
Doucement une guitare
Pleure un fado d’autrefois.
Il fait nuit dans la Mouraria.Apita um barco no Tejo
Na rua passa um rufia
Em cada boca há um beijo
É noite na Mouraria
Un bateau corne sur le Tage,
Voilà un gigolo qui passe,
Sur chaque bouche il y a un baiser,
Il fait nuit dans la Mouraria.Tudo é fado, tudo é vida
Tudo é amor sem guarida
Dor, sentimento, alegria;
Tudo é fado, tudo é sorte
Retalhos de vida e morte
É noite na Mouraria
Tout est fado, tout est vie,
Tout est amour sans abri,
Douleur, sentiment et joie.
Tout est fado, tout est destin,
Lambeaux de vie et mort,
Il fait nuit dans la Mouraria.Cai o luar na viela
Perdida a saudade ao vento
No céu queima-se uma estrela
Na ruela há um lamento
La lune éclaire la ruelle,
Le vent disperse la saudade,
Au ciel se consume une étoile,
On entend une plainte.Lamento de amor que é fado
Dando ao pensar nostalgia
O tempo passa apressado
É noite na Mouraria
Une plaine d’amour qui est fado
Et vous emplit de nostalgie.
Le temps passe, trop pressé,
Il fait nuit dans la Mouraria.José Maria Rodrigues (1922-1992). É noite na Mouraria [1961?]. José Maria Rodrigues (1922-1992). Nuit dans la Mouraria, traduit de : É noite na Mouraria [1961?] par L. & L.
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Le texte, on le voit, chante une Mouraria idéalisée, fixée dans une forme stéréotypée — alors que la partie du quartier qui correspondait le mieux au cliché venait précisément de disparaître au moment de son écriture (voir les billets précédents).
É noite na Mouraria a valu à Maria do Espírito Santo, artiste à la courte carrière, son seul véritable succès. D’autres interprètes, au style plus fadiste que sa créatrice, ont après elle tiré parti de la chanson, à commencer par Amália Rodrigues, un peu furtivement : son seul enregistrement connu figure sur l’album Amalia Rodrigues in Japan, captation d’un récital donné en septembre 1970 à Tokyo, où elle se produisait pour la première fois. Elle ne chante malheureusement que la moitié de la chanson — une curieuse pratique dont elle était coutumière, devant des publics non lusophones, pour des morceaux au tempo lent ou peu rapide, de crainte que les gens s’ennuient et s’absentent mentalement.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • É noite na Mouraria. José Maria Rodrigues, paroles ; António Mestre, musique. Autre titre : Nostalgia.
Amália Rodrigues, chant ; José Fontes Rocha & Carlos Gonçalves, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement public : Tokyo (Japon), Sankei Hall, 2 septembre 1970.
Extrait de l’album Amalia Rodrigues in Japan. Japon, ℗ 1970.
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Celeste Rodrigues, la sœur d’Amália, avait mis É noite na Mouraria à son répertoire, elle aussi. Elle l’interprétait au cours du spectacle Cabelo branco é saudade avec lequel elle a parcouru l’Europe aux côtés d’Argentina Santos, Ricardo Ribeiro et Alcindo de Carvalho dans les années 2000, avant de l’enregistrer pour son dernier album studio, Fado Celeste, publié en 2007. La voici, cette même année, lors d’un spectacle capté par la télévision :
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Celeste Rodrigues (1923-2018) • É noite na Mouraria. José Maria Rodrigues, paroles ; António Mestre, musique. Autre titre : Nostalgia.
Celeste Rodrigues, chant ; José Pracana & José Luís Nobre Costa, guitare portugaise ; Jaime Santos Júnior, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Extrait du spectacle 50 anos de Telefado, Lisbonne, Cinema São Jorge, mai 2007.
Vidéo : Production : Portugal , RTP [Rádio e Televisão de Portugal], 2007.
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La génération du Fado novo (« nouveau fado »), qui commence avec Mísia, n’a pas dédaigné, pour étoffer son répertoire, de s’intéresser à des titres tels que É noite na Mouraria, qui ne font ni référence ni allusion à aucun fait historique dont la méconnaissance nuirait à la compréhension du texte. Ce fado figurait sur le premier album de Kátia Guerreiro, Fado maior (2001), dont cinq des morceaux étaient puisés au catalogue d’Amália.
Mísia elle-même l’a retenu pour Lisboarium, la première partie, consacrée à la ville de Lisbonne, de son double album Ruas, enregistré rue de Seine, en plein centre de Paris, et publié en 2009.
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Mísia (née en 1955) • É noite na Mouraria. José Maria Rodrigues, paroles ; António Mestre, musique. Autre titre : Nostalgia.
Mísia, chant ; Ângelo Freire, guitare portugaise ; Carlos Manuel Proença, guitare ; Luís Pacheco Cunha, violon ; Daniel Pinto, basse acoustique ; Daniel Mille, accordéon.
Enregistrement : Paris (France), studio Acousti.
Extrait de l’album Ruas / Mísia. France, ℗ 2009.
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Merci encore pour cette belle évocation érudite et sensible. On n’en finira jamais avec cette Mouraria rêvée de notre Lisbonne antiga : na Mouraria canta um riufa, choram guitarras …
Et ce n’est pas fini 🙂
Merci à vous !