Mísia • Fado do retorno (et aussi Armandinho et Madalena de Melo)
Le Fado Estoril, utilisé par Marco Oliveira pour Pena (Rua de Martim Vaz n.2) [voir le billet Marco Oliveira • Pena (Rua de Martim Vaz n. 2) du 27 juillet dernier] est une composition du grand guitariste Armandinho (Armando Freire, 1891-1946), remontant aux années 1920. Le voici exécuté par son compositeur lui-même, capté lors d’une campagne d’enregistrements réalisés à Lisbonne en octobre 1928 et publiés l’année suivante :
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Armandinho (Armando Freire, 1891-1946) • Fado do Estoril. Armandinho (Armando Freire), musique.
Armandinho (Armando Freire), guitare portugaise ; Georgino de Sousa, guitare.
Enregistrement ; Lisbonne, Teatro São Luís, 12 octobre 1928.
Première publication : Portugal, 1929. Nouvelle édition remastérisée : Royaume-Uni, ℗ 1994.
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La première version chantée de ce fado a été captée au cours de la même campagne d’enregistrements, avec les mêmes musiciens et la fadiste Madalena de Melo, dont on ne sait presque rien. Le style du chant en est bien sûr très daté, de même d’ailleurs que celui du texte : « Cheio de pasmo e dor, vergado ao desalento, / Tu disseste-me adeus, naquele dia triste […] » (« Plein de stupeur et de douleur, accablé d’amertume / Tu m’as dit adieu, en ce jour si triste […] »).
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Madalena de Melo (dates biographiques inconnues) • Fado do Estoril. Armandinho (Armando Freire), musique ; auteur des paroles non identifié.
Madalena de Melo, chant ; Armandinho (Armando Freire), guitare portugaise ; Georgino de Sousa, guitare.
Enregistrement ; Lisbonne, Teatro São Luís, 13 ou 14 octobre 1928.
Première publication : Portugal, 1929. Nouvelle édition remastérisée : Royaume-Uni, ℗ 1994.
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Seule la première partie de la composition d’Armandinho (avant les variations) est exécutée dans cette version et il en sera toujours ainsi des versions chantées, jusqu’à aujourd’hui.
C’est peut-être parce qu’il est ainsi réduit à un unique motif mélodique qui revient sans cesse sur lui-même, sans jamais se développer, que ce fado est resté d’un emploi assez rare : il donne l’impression d’une longue introduction qui n’introduit à rien. Mais ce côté lancinant, cet aspect de ressassement, assez présent dans le fado de manière générale, en constitue finalement l’un des intérêts. Mísia y avait été sensible en 1998 et c’est pour cette musique qu’elle avait demandé un poème à Lídia Jorge, connue plutôt pour son œuvre romanesque. Le Fado do retorno qui en a résulté fait partie de l’album Garras dos sentidos, publié par la fadiste en 1998.
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Mísia • Fado do retorno I. Lídia Jorge, paroles ; Armandinho (Armando Freire), musique (Fado Estoril).
Mísia, chant ; Ricardo Dias, piano, accordéon & arrangement ; [etc.].
Enregistrement ; Lisbonne, studios Xangrilá, octobre 1997.
Extrait de l’album Garras do sentido / Mísia. France, ℗ 1998.
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Amor, é muito cedo e tarde uma palavra
A noite uma lembrança que não escurece nada
Amour, il est trop tôt et tard est juste un mot,
La nuit : un souvenir qui n’enténèbre rien.
Voltaste, já voltaste, já entras como sempre
Abrandas os teus passos e paras no tapete
Tu es revenu, te voici et déjà, comme avant,
Entrant à pas feutrés, tu vas jusqu’au tapis.
Então que uma luz arda e assim o fogo aqueça
Os dedos bem unidos movidos pela pressa
Alors, qu’un feu s’allume et que sa flamme chauffe
Nos doigts unis, fiévreux, se cherchant dans leur hâte.
Amor, é muito cedo e tarde uma palavra
A noite uma lembrança que não escurece nada
Amour, il est trop tôt et tard est juste un mot,
La nuit : un souvenir qui n’enténèbre rien.
Voltaste, já voltei, também cheia de pressa
De dar-te, na parede o beijo que me peças
Tu es là, je suis là moi aussi, dans la fièvre
De t’offrir le baiser que tu cherches sur mes lèvres.
Então que a sombra agite e assim a imagem faça
Os rostos de nós dois tocados pela graça.
Alors, que l’ombre tremble et produise l’image
De nos deux visages effleurés par la grâce.
Amor, é muito cedo e tarde uma palavra
A noite uma lembrança que não escurece nada
Amour, il est trop tôt et tard est juste un mot,
La nuit : un souvenir qui n’enténèbre rien.
Amor, o que será mais certo que o futuro
Se nele é para habitar a escolha do mais puro
Amour, ce qui sera plus sûr que le futur
Si en lui nous plaçons notre choix du plus pur.
Já fuma o nosso fumo, já sobra a nossa manta
Já veio o nosso sono fechar-nos a garganta
Déjà notre âtre fume et notre lit est prêt
Et voici le sommeil qui nous rend au silence.
Então que os cílios olhem e assim a casa seja
A árvore do Outono coberta de cereja.
Alors, que regardent nos cils et qu’ainsi la maison
Soit le verger d’automne recouvert de cerises.
Lídia Jorge (née en 1946). Fado do retorno (1998).
.Lídia Jorge (née en 1946). Fado du retour, trad. par L. & L. de Fado do retorno (1998).
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Ce poème est écrit en alexandrins, pour correspondre à la métrique du Fado Estoril qui est de type « alexandrino » (encore que l’alexandrin portugais soit moins rigide que le français). Je dois dire que j’ai eu les pires difficultés pour le traduire, non en raison de sa métrique, mais parce que certains passages me laissaient désemparé. Voici la traduction fournie dans le livret accompagnant l’album de Mísia. Elle est de Pierre Léglise-Costa, traducteur d’António Lobo Antunes entre autres.
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Amour c’est trop tôt
Et trop tard un mot
La nuit un souvenir
Qui n’assombrit rienTu es revenu, déjà revenu
Tu rentres comme toujours
Tu ralentis tes pas
Et tu t’arrêtes sur le tapisAlors, qu’une lumière brûle
Et que le feu chauffe ainsi
Les doigts bien unis
Poussés par la hâteAmour c’est trop tôt
Et trop tard un mot
La nuit un souvenir
Qui n’assombrit rienTu es revenu, je suis aussi
Revenue très pressée
De te donner, contre un mur
Le baiser que tu demanderasAlors, que l’ombre bouge
Et que l’image dessine ainsi
Le visage de nous deux
Touchés par la grâceAmour c’est trop tôt
Et trop tard un mot
La nuit un souvenir
Qui n’assombrit rienAmour, qu’est-ce qui sera
Plus sûr que le futur
Si c’est pour y loger
Le choix du plus purNotre fumée fume déjà
Notre couverture encombre déjà
Notre sommeil est déjà arrivé
Pour nous fermer la gorgeAlors, que les cils regardent
Et que la maison soit ainsi
L’arbre de l’automne
Couvert de cerises.
Lídia Jorge (née en 1946). Fado du retour, traduit par Pierre Léglise-Costa de Fado do retorno (1998). Dans le livret accompagnant le CD : Mísia. Garras dos Sentidos, Erato Disques, 1998.
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Merci pour votre billet. Je trouve toujours très intéressant de comparer les interprétations anciennes des fado traditionnels avec ce que les interprètes actuels en font. On est tenté d’en conclure qu’il y autant de « fados » que d’époques et de chanteurs, malgré la relative permanence du répertoire.
Oui, exactement.
Ce qui frappe aussi, c’est qu’en 1928 Alfredo Marceneiro ou Hermínia Silva, ou encore Berta Cardoso et d’autres, chantaient déjà — et on a l’impression qu’ils appartiennent tous à une autre génération de chanteurs. Il est vrai que Madalena de Melo, dans cet enregistrement, est déjà accompagnée par Armandinho qui, plus tard, a aussi travaillé avec Amália, dont la carrière débute en 1939.
Excusez-moi, je ne vois votre réponse qu’aujourd’hui. Oui effectivement, il est stupéfiant de voir à quel point l’histoire suit des rythmes différents selon les individus. Le récit qu’on en fait a posteriori tend à simplifier les évolutions en les groupant par génération, alors qu’elles sont faites de survivances et d’anticipations. Voilà pourquoi Amália pouvait parler à raison de « vieux » chanteur pour désigner Joaquim Campos alors qu’il n’avait que 9 ans de plus qu’elle : il appartenait bien, musicalement, à un autre temps.
AH ce fado Estoril ; toujours merveilleux et quelle technique de l’art de la guitare. Morceau souvent utilisé en introduction des concerts de Katia Guerreiro notamment.
Désemparé , je n’y crois guère. C’est un peu le caractère elliptique du poème de Lidia Jorge, coutumière du fait, qui fait douter des choix de traduction : la votre comme souvent est plus imagée que celle du professeur, qui ne démérite pas .
Sur l’album Ulysse de Cristina Branco, évoqué dans un autre échange, les traductions sont de Michel Chandeigne,
Rendre les images est essentiel.
Le fait est qu’il est merveilleux. Je l’ai dans la tête depuis trois semaines ; souvent je me réveille avec lui.
Quant à la traduction : oui, c’est ça. Parfois on ne sait quel parti prendre.
Merci de votre participation !
Bien à vous.
Ph.