Minutieuse fourmi
Né le 8 juillet 1621 à Château-Thierry, ce qui lui fait quatre-cents ans tout juste sonnés : qui est-ce ?
Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau… Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras… Le Héron au long bec emmanché d’un long cou… C’est assez, dit le rustique ; Demain vous viendrez chez moi.
On s’en souvient, n’est-ce pas ? Quand j’étais enfant on les apprenait par cœur, ces Fables de La Fontaine, et elles se déposaient sans effort dans nos mémoires encore intactes, quand bien même certains mots nous en étaient inconnus et leurs tournures Grand siècle parfois incompréhensibles. Je sais toujours, d’un bout à l’autre, La cigale et la fourmi. Vous aussi, sans aucun doute.
La Cigale ayant chanté
Tout l’Esté,
Se trouva fort dépourveuë
Quand la bise fut venuë.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmy sa voisine ;
La priant de luy prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
Je vous payray, luy dit-elle,
Avant l’Oust, foy d’animal,
Interest & principal.
La Fourmy n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit & jour à tout venant
Je chantois, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? j’en suis fort aise :
Et bien, dansez maintenant.
Jean de la Fontaine (1621-1695). La Cigale & la Fourmy (1668). Transcription de l’édition originale (Barbin, 1668).
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La cigale et la fourmi a été mise en musique à de nombreuses reprises, par Gounod, Offenbach ou même Chostakovitch (sur un texte russe un peu plus bavard que celui de La Fontaine). On en a fait des chansons : les Frères Jacques en 1964, ou Charles Trenet (en 1942 avec Django Reinhardt, puis en 1960), pour ne citer qu’eux.
En voici une déclinaison absolument insolite : une version portugaise mise en musique par le compositeur franco-portugais Alain Oulman à partir d’un poème d’Alexandre O’Neill (1924-1986). Velha fábula em bossa nova (« Vieille fable en forme de bossa nova »), c’est son titre, très librement adaptée de la fable originale, s’en distingue par un ton persifleur qui se résout en une morale effrontée. Une antimorale, pourrait-on dire. Publié à Lisbonne en 1965, ce poème prend le contrepied du discours officiel salazariste de l’époque, qui fait du travail une valeur fondamentale et une vertu cardinale de tout bon Portugais. Il exprime en outre une revendication du statut de l’artiste dans la société.
Musicalement, Alain Oulman en fait effectivement une bossa nova. Elle est enregistrée fin 1968 par Amália Rodrigues, avec accompagnement de guitare portugaise et de guitare classique — raison pour laquelle, probablement, son titre a été changé par facétie en Formiga bossa nossa (nossa, littéralement « nôtre », se substituant au nova attendu). Ce nouveau titre, intraduisible tel quel, pourrait être rendu par : « Fourmi bossa [nova] à notre manière ».
En réalité, Alain Oulman a composé Formiga bossa nossa à la demande de l’actrice portugaise Isabel Ruth* : c’est l’une des très rares œuvres qu’il ait accepté de réaliser pour quelqu’un d’autre qu’Amália Rodrigues. Celle-ci a néanmoins tenu à l’enregistrer pour l’intégrer au programme, à la tonalité d’ensemble assez sombre, de son extraordinaire album Com que voz (1970). La chanson y fait suite, comme une délivrance, à l’oppressant et morbide Cuidei que tinha morrido (« Je me suis crue morte »).
*Source : catalogue de l’exposition As mãos que trago : Alain Oulman, 1928-1990, Lisbonne : EGEAC, 2009.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Formiga bossa nossa. Alexandre O’Neill, paroles ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Fernando Alvim, guitare.
Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studios Valentim de Carvalho, 21 novembre 1968.
Portugal : Edições Valentim de Carvalho, ℗ 1969.
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Minuciosa formiga
não tem que se lhe diga:
leva a sua palhinha
asinha, asinha.
Minutieuse fourmi,
Pas besoin de le lui dire :
Elle prend sa petite paille,
Et allez, hop !
Assim devera eu ser
e não esta cigarra
que se põe a cantar
e me deita a perder.
Voilà comment je devrais être,
Et non cette cigale
Qui se met à chanter
Et qui gâche sa vie.
Assim devera eu ser:
de patinhas no chão,
formiguinha ao trabalho
e ao tostão.
Voilà comment je devrais être,
Les pattes sur terre,
Petite fourmi travailleuse
Et économe.
Assim devera eu ser
se não fora
não querer.
Voilà comment je devrais être,
Mais voilà :
Je ne veux pas.
(— Obrigado,formiga!
Mas a palha não cabe
onde você sabe…)
(— Merci, fourmi !
Mais la paille ne rentre pas
Là où vous savez…)
Alexandre O’Neill (1924-1986). Velha fábula em bossa nova. Dans : Feira Cabisbaixa (1965).
.Alexandre O’Neill (1924-1986). Vieille fable en forme de bossa nova, trad. par L. & L. de Velha fábula em bossa nova, extrait de : Feira Cabisbaixa (1965).
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Bien entendu, il nous faut aussi entendre le génial Charles Trenet — ici en récital à Bruxelles en 1965.
Charles Trenet (1913-2001) • La cigale et la fourmi. Poème de Jean de La Fontaine ; Charles Trenet, musique.
Charles Trenet, chant ; instrumentistes non crédités. Captation : Bruxelles, Palais des Beaux-Arts.
Vidéo : extrait de l’émission Face au public du 16 février 1965. Jacques Vernel & Philippe Marouani, réalisation. Production : Belgique, RTB (Radiodiffusion-télévision belge, émissions françaises), 1965. Voir l’émission complète : https://www.sonuma.be/archive/face-au-public-du-16021965
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Jamais deux sans trois, comme on dit. Après Amália sarcastique et Trenet fantaisiste et virtuose, voici un sketch désopilant de Robert Hirsch (1925-2017), donné au théâtre de la Comédie Française en avril 1974 et rediffusé à la télévision, la même année, dans le cadre d’un numéro de l’émission Le grand échiquier consacrée à Louis Seigner (1903-1991), alors doyen de la troupe. On peut décidément tout faire avec les Fables de La Fontaine.
Robert Hirsch (1925-2017) • La cigale et la fourmi. Poème de Jean de La Fontaine.
Robert Hirsch, acteur. Autres participants : Jacques Charon, Isabelle Adjani.
Vidéo : extrait de l’émission Le grand échiquier du 17 juillet 1974. André Flédérick, réalisateur ; Jacques Chancel, producteur. Diffusion : Deuxième chaîne de l’ORTF. Production : France, Office national de radiodiffusion télévision française, 1974.
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