C’est que j’ai vu tant de Noëls !
Colette (1873-1954) • Colette devant la télévision. Jean Marie Drot, réalisation ; Colette, participante.
Diffusion : 24 décembre 1953. Production : France : Radiodiffusion télévision française, 1953.
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Mais c’est que j’ai vu tant de Noëls ! Noël en Bretagne, par vent d’ouest furieux et tiède, une mer baveuse, des vagues presque noires qui sautaient comme des chevaux par-dessus le petit mur qui prétend, à Saint-Malo, protéger la chaussée du Sillon… Une tempête qui sentait le printemps trois mois trop tôt, et la pluie tiède dessalait les prés de mer. Noël de neige, en Suisse, entre les murs épais d’un hôtel. Les déguisements de papier plissé, rouges, violets, verts, les barbes de coton, les perruques en paille de bois, la crèche de carton moulé, les pampilles, les étoiles de clinquant et debout dans le hall un arbre sévère, haut, rigide, un noir sapin, immobile sous les feux, attristait la fête.
Dans une ville froide de l’Est, réveillon ardent, auprès des grilles à charbon, du boudin violet, du noir quartier de sanglier mariné, des fioles de vins pleins d’âge… Je n’oublie pas certain Noël solitaire, submergé de larmes, soûlé d’insomnie dans ses draps froissés, le jeûne, le refus de contempler la lumière du jour… Ah ! ces chagrins qu’ont les jeunes femmes… Noël ici, Noël au loin — et pourquoi pas Noël dans mon village natal ? C’est que mon village natal ne célébrait que le « premier de l’an », et ne faisait guère d’apprêts pour la crèche, l’âne humble et le bœuf dont l’haleine réchauffe, depuis deux mille ans, un dieu tout nu… Rien ne commémorait Noël chez nous sinon l’ellébore. Sous son nom populaire « rose de Noël » elle seule fleurissait le jardin de décembre et de janvier. Quand la neige tenait bon pendant une quinzaine, j’allais la soulever par moellons épais, par croûtes friables, et me récriais de trouver la feuille digitée, la fleur en bouton, le petit œuf blanc, clos, teinté d’un peu de couperose, sa tige épaisse, ronde et rougeâtre. Des forêts de l’Île-de-France émigrent depuis une semaine les houx coupés, les sapins sciés au collet de la racine pour la réjouissance d’une nuit… C’est grand dommage ? Non. Il est bon de temps en temps de nous rappeler que la terre nous appartient, avec sa verdure et ses fruits. Il est émouvant que beaucoup d’enfants citadins voient venir à eux la forêt inaccessible, porteuse de neige et d’étoiles. [Je trouve juste, traditionnel et agréable qu’ils se sentent conviés à la fête qui m’a invitée trop tard pour que j’y pusse pleurer de plaisir, sauter de joie, chanter. Noël n’a pas en moi sa profonde et vibrante origine, son imagerie, son cantique, son givre, sa poétique résine…] Une seule fois — j’avais cinq ans — [le voiturier d’Auxerre] m’apporta une caisse qui venait de Toulon, expédiée par ma grand-mère paternelle […]
Enfin. Noël ici, Noël sous mon fanal bleu, Noël là-bas, Noël… Partout Noël. Noël enfin, en 1953, Noël en face de ma télévision.
Colette (1873-1954). Dans : Mes saisons (1955, première publication).
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