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Pas trop cuit

14 janvier 2014

Comme je suis encore malade, je ne peux pas manger, ni boire, de tout. Ce n’est pas qu’on me l’interdise, c’est que je ne peux pas. Par exemple je n’aime plus le thé, qui me provoque un dégoût immédiat. J’ai envie de nourritures crues, ou peu cuites.

La soupe de poireaux pommes de terre de Marguerite, il faut la faire exactement comme elle le dit, du moins pour le gros œuvre. Couper les pommes de terre et les poireaux menu, ne mettre les poireaux dans la soupe que lorsque les pommes de terre sont déjà en train de bouillir, baisser le feu, et ne pas poursuivre la cuisson plus de 20 minutes. C’est ce que j’ai fait ce soir : les poireaux, presque encore vifs, sont délicieux. Il ne faut pas non plus, évidemment, mettre le gras (elle dit beurre ou crème fraîche, pour moi c’est un trait d’huile d’olive) dans la soupe en train de cuire. Il faut le mettre cru, dans l’assiette. C’est incroyable cette manie — normande probablement –, qui s’est répandue dans toutes les cuisines autant que dans tous les restaurants français, même ici dans le Sud, d’ajouter de la crème durant les cuissons. Ces Normands, que de méfaits !

L’intérêt du texte de Marguerite ne se limite pas à la recette. Il faut en lire (ou en écouter) la fin. Notamment cette insinuation éblouissante, et combien juste : « et plus encore sans doute » (il faut toute la phrase pour comprendre), et l’admirable conclusion : « On peut ne vouloir rien faire et puis, faire ça, oui, cette soupe-là : entre ces deux vouloirs, une marge très étroite, toujours la même : suicide. » Phèdre aux fourneaux. Savoir aussi que ce texte a été publié en 1976 dans le premier numéro de la revue Sorcières, fondée par Xavière Gauthier, et sous-titrée les femmes vivent.

Vive Marguerite.

Marguerite Duras (1914-1996) & Carlos d’Alessio (1935-1992) | La soupe aux poireaux / Marguerite Duras, texte ; Carlos d’Alessio, musique ; Delphine Seyrig et Sami Frey, voix ; Carlos d’Alessio, piano. Extrait de : Un vague extrêmement précis, Institut national de l’audiovisuel (France), 1997. Enregistrement public. Captation : Festival international de piano de La Roque d’Anthéron (Bouches-du-Rhône), 8 août 1985. Première diffusion : France-Culture, 14 août 1985.

On croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures – toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. Et puis il vaut mieux mettre les poireaux lorsque les pommes de terre bouillent : la soupe restera verte et beaucoup plus parfumée. Et puis aussi il faut bien doser les poireaux : deux poireaux moyens suffisent pour un kilo de pommes de terre. Dans les restaurants cette soupe n’est jamais bonne : elle est toujours trop cuite (recuite), trop « longue », elle est triste, morne, et elle rejoint le fond commun des « soupes de légumes » – il en faut – des restaurants provinciaux français. Non, on doit vouloir la faire et la faire avec soin, éviter de l’« oublier sur le feu » et qu’elle perde aussi son identité. On la sert soit sans rien, soit avec du beurre frais ou de la crème fraîche. On peut aussi y ajouter des croûtons au moment de servir : on l’appellera alors d’un autre nom, on inventera lequel : de cette façon les enfants la mangeront plus volontiers que si on l’affuble du nom de soupe aux poireaux pommes de terre. Il faut du temps, des années, pour retrouver la saveur de cette soupe, imposée aux enfants sous divers prétextes (la soupe fait grandir, rend gentil, etc.). Rien, dans la cuisine française, ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux poireaux. Elle a dû être inventée dans une contrée occidentale un soir d’hiver, par une femme encore jeune de la bourgeoisie locale qui, ce soir-là, tenait les sauces grasses en horreur – et plus encore sans doute – mais le savait-elle ? Le corps avale cette soupe avec bonheur. Aucune ambiguïté : ce n’est pas la garbure au lard, la soupe pour nourrir et réchauffer, non, c’est la soupe maigre pour rafraîchir, le corps l’avale à grandes lampées, s’en dépure, s’en nettoie, verdure première. Les muscles s’en abreuvent. Dans les maisons son odeur se répand très vite, très fort, vulgaire comme le manger pauvre, le travail des femmes, le coucher des bêtes, le vomi des nouveaux-nés. On peut ne vouloir rien faire et puis, faire ça, oui, cette soupe-là : entre ces deux vouloirs, une marge très étroite, toujours la même : suicide.
Marguerite Duras (1914-1996). La soupe aux poireaux (1976). D’abord publié dans la revue Sorcières, ISSN 0339-0705, no. 1, La nourriture (janvier 1976), puis dans le recueil Outside (P.O.L., 1984).

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