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Les phrases

8 septembre 2012

Gian Lorenzo Bernini. Transverbération de Sainte Thérèse (1652). Rome, église Santa Maria della Vittoria. Source : Wikipedia. Gian Lorenzo Bernini (1598-1680). Transverbération de Sainte Thérèse (1652). Rome, église Santa Maria della Vittoria. Source : Wikipedia

… les phrases
Ça fait tort à l’extase
Alexandre Breffort (1901-1971). Extrait de : Avec les anges. Dans : Irma la douce (1956)

Une phrase paradoxale, étant elle-même tellement bien trouvée (tellement bien inventée) qu’elle peut susciter une extase d’admiration — brève et d’une intensité contenue, mais tout de même. Selon l’étymologie, être en extase c’est être hors de soi-même : on l’est à l’écoute de certaines phrases non ? Transporté. Des phrases comme :

Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, c’est comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelqu’un pleure, c’est comme si c’était moi.
Marguerite Duras (1914-1996). Le vice-consul (1966)

ou :

Qui finisce l’Italia, finisce l’estate.
Pier Paolo Pasolini (1922-1978). La lunga strada di sabbia (1959)

Ici finit l’Italie, finit l’été. C’est par ces mots que se conclut, à la frontière entre l’Italie et ce qui était encore la Yougoslavie, La lunga strada di sabbia, ce récit du voyage-reportage entrepris par Pasolini le long des milliers de kilomètres de la côte italienne en 1959.

Invention parfaite cette phrase. Pasolini ne répète pas qui (ici). Pas : « Qui finisce l’Italia, qui finisce l’estate », plus banale, rythmiquement ratée. Tandis que Qui finisce l’Italia, finisce l’estate transporte. Un ravissement d’extase triste, très comparable à un accès de saudade. Cette phrase me fait monter les larmes aux yeux certaines fois. On pourrait y ajouter : finisce il mondo, finit le monde. Non, pas l’y ajouter vraiment, on en détruirait l’équilibre miraculeux ; juste le penser, sans le formuler.

Ou bien d’autres encore, celles-ci par exemple (et tout le passage d’Enfance de Nathalie Sarraute qui les entoure) :

Ich werde es zerreissen. […] Nein, das tust Du nicht.
Nathalie Sarraute (1900-1999). Enfance (1983)

« Je vais le déchirer », mais c’est la sonorité de zerreissen, le mot allemand, qui donne son poids à la phrase, dite par un très jeune enfant (Nathalie Sarraute elle-même).

« Nein, das tust du nicht. » « Non, tu ne feras pas ça… » ces paroles viennent d’une forme que le temps a presque effacée… il ne reste qu’une présence… celle d’une jeune femme assise au fond d’un fauteuil dans le salon d’un hôtel où mon père passait seul avec moi ses vacances, en Suisse, à Interlaken ou à Beatenberg, je devais avoir cinq ou six ans, et la jeune femme était chargée de s’occuper de moi et de m’apprendre l’allemand. Je la distingue mal… mais je vois distinctement la corbeille à ouvrage posée sur ses genoux et sur le dessus une paire de grands ciseaux d’acier… et moi… je ne peux pas me voir, mais je le sens comme si je le faisais maintenant… je saisis brusquement les ciseaux, je les tiens serrés dans ma main… des lourds ciseaux fermés… je les tends la pointe en l’air vers le dossier d’un canapé recouvert d’une délicieuse soie à ramages, d’un bleu un peu fané, aux reflets satinés… et je dis en allemand… « Ich werde es zerreissen. »

– En allemand… Comment avais-tu pu si bien l’apprendre ?

– Oui, je me le demande… Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononcées depuis. « Ich werde es zerreissen ». « Je vais le déchirer »… le mot « zerreissen » rend un son sifflant, féroce, dans une seconde quelque chose va se produire… je vais déchirer, saccager, détruire… ce sera une atteinte… un attentat… criminel… mais pas sanctionné comme il pourrait l’être, je sais qu’il n’y aura aucune punition… peut-être un blâme léger, un air mécontent, un peu inquiet de mon père…
Qu’est-ce que tu as fait, Tachok, qu’est-ce qui t’a pris ? et l’indignation de la jeune femme… mais une crainte me retient encore, plus forte que celle d’improbables, d’impensables sanctions, devant ce qui va arriver dans un instant… l’irréversible… l’impossible… ce qu’on ne fait jamais, ce qu’on ne peut pas faire, personne ne se le permet…

« Ich werde es zerreissen. » « Je vais le déchirer »… je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide…

« Je vais le déchirer »… il faut que je vous prévienne pour vous laisser le temps de m’en empêcher, de me retenir… « Je vais déchirer ça »… je vais le lui dire très fort… peut-être vat-elle hausser les épaules, baisser la tête, abaisser sur son ouvrage un regard attentif… Qui prend au sérieux ces agaceries, ces taquineries d’enfant ?… et mes paroles vont voleter, se dissoudre, mon bras amolli va retomber, je reposerai les ciseaux à leur place, dans la corbeille…

Mais elle redresse la tête, elle me regarde tout droit et elle me dit en appuyant très fort sur chaque syllabe : « Nein, das
tust du nicht »… « Non, tu ne feras pas ça »… exerçant une douce et ferme et insistante et inexorable pression, celle que j’ai perçue plus tard dans les paroles, le ton des hypnotiseurs, des dresseurs…

Nathalie Sarraute (1900-1999). Enfance (1983)

Ça ne fait pas tort à l’extase, ces phrases-là.

Ni celle-ci : « Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! » — parfaite aussi. Moi quand j’entends ça, je m’débine, c’est étrange, avec les anges.

Colette Renard | Avec les anges . Extrait de l’opérette Irma la douce. Alexandre Breffort, paroles ; Marguerite Monnot, musique ; Colette Renard, chant ; orchestre, dir. Raymond Lefèvre.
Extrait de l’émission Le Palmarès des chansons, enregistrée et diffusée en direct le 5 mai 1966. France, INA [Institut national de l’audiovisuel].

On est protégé par Paris
Sur nos têtes veille en personne
Sainte Geneviève, la patronne
Et c’est comme si
Qu’on était béni

(Refrain)
Y a rien à s’dire
Y a qu’à s’aimer
Y a plus qu’à s’taire
Qu’à la fermer
Parce qu’au fond, les phrases
Ça fait tort à l’extase
Quand j’vois tes chasses*
Moi ça m’suffit pour imaginer l’paradis
J’me débine, c’est étrange
Avec les anges

Va, c’est pas compliqué du tout
En somme y a qu’à s’écouter vivre
Le reste, on lit ça dans les livres
Où qu’on s’dit « vous » tandis qu’chez nous

Les gens qui s’croient
intelligents
Qu’est-ce qu’ils peuvent s’dire
de plus, les gens
Quand i’s’sont dit qu’ils s’aiment
Comme nous-mêmes

Amour toujours, c’est p’t-être idiot
Mais y a pourtant pas d’autres mots
Pour dire le nécessaire
Quand on veut êt’ sincère

Quand j’vois tes chasses
Moi, ça m’suffit pour imaginer l’paradis
J’me débine, c’est étrange
Avec les anges.
Alexandre Breffort (1901-1971). Avec les anges. Extrait de : Irma la douce (1956)

* tes chasses : tes yeux.

L. & L.

2 commentaires leave one →
  1. ... permalink
    9 septembre 2012 11:31

    Certaines phrases sauvegardent l’extase.

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