José Afonso • Vejam bem (1968). Et Gisela João
Le fiévreux Vejam bem (littéralement : « Observez bien »), chanté sur un rythme de vira, cette valse rapide pratiquée surtout dans le Nord du Portugal, est l’une des chansons politiques les plus connues de José Afonso. Elle apparaît en 1968 sur l’album Cantares do andarilho (« Chants du vagabond »), le premier publié chez Orfeu, l’éditeur discographique de Porto. D’abord spécialisé dans la poésie déclamée, Orfeu a ensuite réalisé et diffusé les enregistrements de nombre d’artistes, le plus souvent hostiles au régime de l’Estado novo, issus, comme José Afonso, du creuset de la ville universitaire de Coimbra.
………
José Afonso (1929-1987) • Vejam bem. José Afonso, paroles & musique.
José Afonso, chant ; Rui Pato, guitare.
Enregistrement : Lisbonne, studios Polysom.
Extrait de l’album Cantares do andarilho / José Afonso. Portugal, Orfeu, ℗ 1968.
………
Vejam bem
Que não há
Só gaivotas em terra
Quando um homem
Se põe
A pensar
Regardez bien,
Il n’y a pas
Que les nuages qui s’amassent
Quand un homme
Se met
À réfléchir.
Quem lá vem
Dorme à noite
Ao relento
Na areia
Dorme à noite
Ao relento no mar
Celui qui vient
Dort la nuit
À la belle étoile
Sur le sable
Dort la nuit
Sur le bord de la mer.
E se houver
Uma praça
De gente
Madura
E uma estátua
De febre
A arder
Et même s’il y a
Une place
Pleine
De monde
Et une statue
Brûlante
De fièvre,
Anda alguém
Pela noite
De breu
À procura
E não há
Quem lhe queira
Valer
Quelqu’un parcourt
Cette nuit
De ténèbres
Quelqu’un cherche
Mais
Nul ne veut
L’aider.
Vejam bem
Daquele homem
A fraca
Figura
Desbravando
Os caminhos
Do pão
Regardez
De cet homme
La fragile
Figure
Dans sa quête
D’un peu
De pain.
E se houver
Uma praça
De gente
Madura
Ninguém vai
Levantá-lo
Do chão
Et même s’il y a
Une place
Pleine
De monde
Personne
Ne le
Relèvera.
Vejam bem
Que não há
Só gaivotas em terra
Quando um homem
Se põe
A pensar
Regardez bien,
Il n’y a pas
Que les nuages qui s’amassent
Quand un homme
Se met
À réfléchir.
Quem lá vem
Dorme à noite
Ao relento
Na areia
Dorme à noite
Ao relento no mar
Celui qui vient
Dort la nuit
À la belle étoile
Sur le sable
Dort la nuit
Sur le bord de la mer.
José Afonso (1929-1987). Vejam bem (1968).
.José Afonso (1929-1987). Sachez-le, trad. par L. & L. de Vejam bem (1968).
………
Les paroles de Vejam bem sont probablement truffées d’allusions, plus ou moins claires – surtout à près de soixante ans de distance –, aux vicissitudes des opposants à la dictature (les « vagabonds », ceux qui, dans la chanson, dorment « À la belle étoile / Sur le sable / […] / Sur le bord de la mer » ?). Certaines métaphores sont peut-être transparentes pour qui sait les voir, et devaient l’être encore davantage en 1968, mais j’avoue que le texte me reste largement impénétrable et je n’exclus pas d’avoir commis des contresens en traduisant. Du reste, certaines « explications » qu’on trouve sur l’Internet ne sont guère convaincantes.
Néanmoins certains points peuvent être considérés comme des repères assez sûrs. Au deuxième vers, les « gaivotas em terra » citent la première partie d’un dicton très répandu : « Gaivotas em terra, tempestade no mar » (« Mouettes à terre, tempête en mer »), allusion possible à une « tempête » à venir, dont il importe de « bien observer » les signes.
La « statue brûlante de fièvre » de la 3e strophe évoque une technique de torture bien documentée, dite de la « statue », pratiquée par la PIDE (la police politique du régime) sur les prisonniers d’opinion, consistant à les maintenir debout, sans appui, des heures durant. Pour se renseigner, on peut exécuter la requête suivante dans un moteur de recherche : « estátua tortura PIDE ».
Dans la même strophe, « uma praça de gente madura » (littéralement : « une place [pleine] de personnes mûres ») me laisse assez perplexe. Par « mûres », je suppose qu’il faut entendre « saines d’esprit ». Sans doute le texte de la chanson déplore-t-il que la grande majorité de la population, même avertie des pratiques de la PIDE, n’ait pas le courage de les dénoncer, et encore moins de venir en aide aux opposants déclarés.
Quelle que soit la signification exacte des métaphores du texte, on ne peut qu’admirer la conduite du chant et l’interprétation de José « Zeca » Afonso, de même que le caractère si personnel et la beauté de son timbre. Pour iconoclaste que puisse sembler pareil rapprochement, je dois dire que son art m’évoque celui d’Amália (dotée quant à elle de davantage de souffle et de puissance). Mais la même intelligence du chant et de l’expression.
Il y a quelques mois, Gisela João a publié un album, intitulé fort opportunément Inquieta (« Inquiète »), consacré aux « chansons d’avril » et qui fait la part belle au répertoire de José Afonso. On y trouve une reprise de Vejam bem, à peine plus lente que l’original, assez réussie, je trouve.
………
Gisela João (née en 1983) • Vejam bem. José Afonso, paroles & musique.
Gisela João, chant ; Luís “Twins” Pereira, claviers et autres instruments ; Carles Rodenas Martinez, guitares & percussions ; Luís “Twins” Pereira, Gisela João & Carles Rodenas Martinez, arrangements.
Enregistrement : Carcavelos (Portugal), Twinville studios.
Extrait de l’album Inquieta / Gisela João. Portugal, Mar Records, ℗ 2025.
Vidéo : Manuel Abelho & Gisela João, réalisation. 2024.
………


Cela fait bien plaisir de voir sur votre blog une chanson de José Afonso, en particulier Vejam bem, à mon sens l’une des plus belles. Il y a dans sa voix un vibrato très serré hérité de Coimbra qui confine au tremblement et qui donne un sentiment de fragilité vraiment poignant. Alors que chez Amália je suis emporté et subjugué par la force tragique du chant, Zéca Afonso apporte quelque chose de plus intime, un mélange de tristesse et d’espoir qui fait venir les larmes et console à la fois.
Pour ce qui est de votre traduction, très bien menée au regard de la difficulté du texte, je pense qu’il y a un contresens sur « Quando um homem se põe a pensar ». Vous le rendez par « Quand on se met à y réfléchir » alors qu’il me semble que « homem » n’a pas ici un sens de généralité (« on ») mais désigne un personnage fictif (« un homme »), qui symbolise l’éveil du peuple à la « pensée », c’est-à-dire à la conscience critique et à la résistance. On retrouve ce personnage dans la suite du texte, qui décrit entre autres les difficultés et la solitude auquel il est confronté (« Anda alguem… a procura », « Daquele homem a fraca figura », « Levanta-lo do chão »). A mon sens donc il faudrait traduire par « Quand un homme se met à penser » ou à la limite « Quand on se met à réfléchir » (mais dans ce second cas la personnification se perd).
Par ailleurs, je découvre dans votre transcription que Afonso chante « Pela noite de breu », alors que j’avais toujours entendu « Pela noite de Abril ». J’avais toujours trouvé étonnant que cette chanson ait anticipé le 25 avril, mais il s’agissait en fait de mon imagination !
Dans tous les cas merci beaucoup pour votre travail et l’exégèse sur la signification « littérale » des métaphores, qui m’échappait totalement.
Merci beaucoup d’avoir pris le temps de rédiger ce commentaire si détaillé.
Oui, ce que vous dites a du sens. J’en suis d’autant plus convaincu que j’avais moi-même hésité sur la traduction de ce vers qui, tel que je l’ai traduit, reste incompréhensible. A y réfléchir (c’est le cas de le dire), je crois que ce qui m’avait fait pencher pour « à y réfléchir », c’est la (mauvaise) influence de… l’anglais !
Merci encore.
Ph.