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Amália à Abbey Road (1952). Foi Deus

19 septembre 2024

Foi Deus, enregistrée pour la première fois au studio d’Abbey Road à Londres en 1952, est l’une des chansons les plus personnelles d’Amália, de celles dont le « je » s’applique véritablement à elle-même ; elle l’a toujours chantée au premier degré, sans distance aucune. Elle disait qu’elle ne la destinait qu’à des publics lusophones car les paroles, selon elle, devaient en être comprises. Elle n’en était pourtant pas l’autrice.

Amália Rodrigues (1920-1999)Foi Deus. Alberto Janes, paroles & musique.
Amália Rodrigues, chant ; Raúl Nery, guitare portugaise ; Santos Moreira, guitare.
Enregistrement : Londres, studios EMI (Abbey Road), mars 1952.
Première publication dans le disque 78 t Foi Deus ; Não é desgraça ser pobre / Amália Rodrigues. Portugal, Columbia, ℗ 1952.

Não sei,
Não sabe ninguém
Porque canto o fado
Neste tom magoado
De dor e de pranto
E neste tormento
Todo o sofrimento
Eu sinto que a alma
Cá dentro se acalma
Nos versos que canto

Je ne sais pas
Et nul ne sait
Pourquoi je chante le fado
De ce ton meurtri
De douleur et de larmes.
Et dans ce tourment,
Dans cette souffrance,
Je sens que mon âme
Dans mon cœur se calme
Au fil de mon chant.
Foi Deus
Que deu luz aos olhos
Perfumou as rosas
Deu o oiro ao sol
E prata ao luar
Foi Deus
Que me pôs no peito
Um rosário de penas
Que vou desfiando
E choro a cantar
E pôs as estrelas no céu
E fez o espaço sem fim
Deu o luto às andorinhas, ai!
E deu-me esta voz a mim

C’est Dieu
Qui a donné la lumière aux yeux,
Le parfum aux roses
L’or au soleil
Et l’argent à la Lune.
C’est Dieu
qui m’a mis dans le cœur
Un chapelet de peines
Que j’égrène
Et que je chante en pleurant.
Il a mis les étoiles au ciel,
Il a créé l’espace infini,
Donné le deuil aux hirondelles, ah !
Et à moi, il m’a donné cette voix.
Se canto
Não sei o que canto
Misto de ventura
Saudade, ternura
E talvez amor
Mas sei que cantando
Sinto o mesmo quando
Se tem um desgosto
E o pranto no rosto
Nos deixa melhor

Je chante,
Sans bien savoir ce que je chante :
Le destin,
La saudade, la tendresse
Et peut-être l’amour.
Mais je sais, quand je chante,
Que c’est comme
Être bouleversée par un chagrin
Et chercher l’apaisement
Dans les larmes.
Foi Deus
Que deu voz ao vento
Luz ao firmamento
E deu o azul
Às ondas do mar
Foi Deus
Que me pôs no peito
Um rosário de penas
Que vou desfiando
E choro a cantar
Fez poeta o rouxinol
Pôs no campo o alecrim
Deu as flores à primavera, ai!
E deu-me esta voz a mim

C’est Dieu
Qui a donné une voix au vent,
La lumière au firmament
Et l’azur
Aux vagues de la mer.
C’est Dieu
qui m’a mis dans le cœur
Un chapelet de peines
Que j’égrène
Et que je chante en pleurant.
Il a fait du rossignol un poète,
Mis le romarin dans les champs,
Donné les fleurs au printemps, ah !
Et à moi, il m’a donné cette voix.

Alberto Janes (1911-1971). Foi Deus (1950).
Alberto Janes (1911-1971). C’est Dieu, traduit de : Foi Deus (1950), par L. & L.

Foi Deus a été écrit, paroles et musique, par un pharmacien de province du nom d’Alberto Janes — celui-là même qui, dix-huit ans plus tard, en 1968, apportera à Amália Vou dar de beber à dôr (La maison sur le port dans son adaptation française). Les amis ou relations de ce pharmacien l’ayant convaincu que sa chanson ne pouvait être chantée que par Amália Rodrigues, il s’est présenté, un jour de 1950, à l’adresse de la grande vedette nationale, à Lisbonne. Et la grande vedette nationale l’a reçu, l’a prié de s’installer au piano et de chanter sa chanson.

Un jour un monsieur qui venait de Reguengos, dans l’Alentejo, est venu frapper à ma porte. Un homme grand, sympathique, distingué, docteur en pharmacie, qui disait qu’il m’apportait un fado. […] Quand Alberto Janes est entré dans le salon, il m’a tout de suite plu comme personne. Il m’a raconté qu’il était totalement étranger au monde des artistes et de la musique, mais qu’il avait fait un fado, paroles et musique, et que tous ses amis disaient que c’était un fado pour moi. Et que donc il était venu me le montrer. Il s’est mis au piano et il me l’a chanté. Il chantait aussi mal qu’il jouait, mais j’ai aimé son fado, ce qui a beaucoup surpris les personnes qui étaient avec moi. Tandis que moi, j’ai tout de suite compris que c’était quelque chose d’extraordinaire. Parce que que, pendant qu’il le chantait au piano, j’imaginais ce qu’il allait donner si je le chantais, moi, et je savais qu’il était bon. J’ai un peu retapé la musique et je l’ai appris de suite, paroles et musique. Et le lendemain j’ai chanté pour la première fois « Foi Deus » à la radio, à l’émission « Le Train de six heures trente* ». Et ça a été un énorme succès. Jusqu’à aujourd’hui. C’est un fado éternel, comme « Ai, Mouraria ! ».
Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 98. Non traduit (traduction L. & L.).
* « O Comboio das seis e meia » était un spectacle de variétés enregistré au théâtre Politeama, dans le centre de Lisbonne, pour être diffusé à la radio.

Pour un homme « totalement étranger au monde des artistes et de la musique », voilà en effet une jolie prouesse, avec ce refrain qui s’accélère vers la fin pour culminer sur ce cri, « Ai ! » qui donne de la puissance au dernier vers « Et à moi, il m’a donné cette voix ». Un vers à double tranchant :

C’est un fado qui m’est tellement lié que quand j’étais malade je me disais que je ne pouvais pas le chanter. J’avais honte de lancer « Et à moi, il m’a donné cette voix », alors que ma voix n’était pas au mieux. Il faut vraiment que la voix soit là, c’est un fado qui demande beaucoup de force.
Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 98. Non traduit (traduction L. & L.).

Pas seulement de la force. De la justesse aussi. C’est ce qui fait cruellement défaut au fragment de Foi Deus chanté comme partie d’un « pot-pourri » lors du récital donné par Amália au Coliseu de Lisbonne en 1987 et publié en disque. Mieux vaut se souvenir du tour de chant de décembre 1955 au Café Luso, une maison de fado située dans le Bairro alto, enregistré lui aussi mais resté inédit pendant près de vingt ans. Amália y était accompagnée par Domingos Camarinha à la guitare portugaise (au lieu de Raul Nery qui joue dans l’enregistrement studio d’Abbey Road), et toujours Santos Moreira à la guitare.

Amália Rodrigues (1920-1999)Foi Deus. Alberto Janes, paroles & musique.
Amália Rodrigues, chant ; Domingos Camarinha, guitare portugaise ; Santos Moreira, guitare classique ; Filipe Pinto, présentation.
Enregistrement public : Café Luso (Lisbonne, Portugal), décembre 1955.
Extrait de l’album Amália no Café Luso. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 1974.

Est-ce la présence du public ? L’interprétation d’Amália s’est faite plus dramatique (et recourt davantage aux pauses expressives). Le second enregistrement studio de Foi Deus, réalisé à Paris quelques mois plus tard, semble prolonger la version du Luso. Amália se trouvait à Paris pour ses premiers passages à l’Olympia, en avril et mai 1956. Elle s’y produisait accompagnée par Domingos Camarinha et Santos Moreira, comme au Café Luso, et c’est cette même formation qu’on retrouve en studio.

Amália Rodrigues (1920-1999)Foi Deus. Alberto Janes, paroles & musique.
Amália Rodrigues, chant ; Domingos Camarinha, guitare portugaise ; Santos Moreira, guitare.
Enregistrement : Paris, 1956.
Extrait de l’album Eu disse adeus à casinha ; Fado, não sei quem és ; Maldição, … / Amália Rodrigues. France, Columbia, ℗ 1959.

Les paroles de Foi Deus semblent aujourd’hui bien désuètes et portent la marque d’une époque : il convient de rappeler qu’Amália est née en 1920, dans un pays essentiellement catholique, aux valeurs très traditionnelles. Elle n’avait pas six ans lors de l’instauration au Portugal de la « Dictature nationale » qui a précédé de quelques années celle de « l’Estado novo », le régime salazariste renversé par la Révolution des œillets d’avril 1974. Amália était croyante, ainsi qu’elle le dit assez longuement dans son autobiographie. Elle s’était néanmoins construit une religion bien à elle.

Le seul espoir d’une Beauté Totale, d’une réalité meilleure que celle que nous connaissons, c’est Dieu. J’ai l’espoir qu’il en soit ainsi, mais je suis prête à accepter que ce ne soit pas le cas. Je crois en Dieu, je suis très croyante, mais même à supposer qu’il n’y ait pas de Paradis, je continue à croire. Et pas seulement à cause de la possibilité du Paradis, [c’est à dire] d’une manière intéressée. Ma religion n’a rien à voir avec la religion qui est écrite, qui est suivie. Je sais parfaitement que je suis une mauvaise catholique, mais j’aimerais être une bonne catholique.
Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 177. Non traduit (traduction L. & L.).

Catholique, mauvaise catholique,… mais pas bigote (défaut dont elle accablait Maria Teresa de Noronha qu’elle disait se parfumer à l’eau bénite ; elle a toujours eu un mot aimable pour ses collègues femmes). Superstitieuse, oui :

Avant d’entrer en scène je me signe trois fois, je fais trois prières à tous mes saints patrons, j’entre toujours du pied droit, avec sur moi les médailles de mes saints patrons. Si je ne les ai pas je n’y vais pas. Il faut qu’on aille me les chercher chez moi en vitesse.
Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 178. Non traduit (traduction L. & L.).

Pour en revenir à Foi Deus, on pourrait penser que son thème assez daté rebuterait les artistes contemporains. On en trouve pourtant un certain nombre de reprises, plus ou moins heureuses. En voici deux, par des interprètes désormais largement consacrés.

Lina Rodrigues & Raül Refree (né en 1976)Foi Deus. Alberto Janes, paroles & musique ; Raül Refree, arrangement.
Lina Rodrigues, chant ; Raül Refree, claviers et production.
Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studios Atlântico Blue.
Extrait de l’album Lina_ Raül Refree. Allemagne, Glitterbeat records, ℗ 2020.

António Zambujo (né en 1975)Foi Deus. Alberto Janes, paroles & musique ; António Zambujo & Ricardo Cruz, arrangement.
António Zambujo, chant ; Ricardo Cruz, basse acoustique.
Enregistrement : Salvaterra de Magos (Portugal), studios Pé de vento, 2007.
Extrait de l’album Outro sentido / António Zambujo. Portugal, Ocarina, ℗ 2008.

2 commentaires leave one →
  1. Avatar de antoinenaik
    antoinenaik permalink
    19 septembre 2024 12:34

    Eh bien décidément, cet album de 52 semble vous inspirer !

    Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous en revanche au sujet des paroles. Certes les images en sont datées (le rosaire de peines…) et témoignent d’une religiosité d’époque un peu naïve, mais je ne suis pas surpris que des fadistes contemporains s’en emparent.

    Outre le statut « iconique » de ce fado, lié au souvenir d’Amália, le Portugal reste en effet un pays beaucoup plus croyant que la France. Le thème évoqué par le poème, véritable profession de foi fadiste, y trouve sans doute encore un fort écho, d’autant plus dans le milieu du fado qui reste assez conservateur.

    • Avatar de L. & L.
      19 septembre 2024 15:58

      Ce n’est pas que ces enregistrements de Londres m’inspirent tout particulièrement, mais je me suis rendu compte, en préparant le billet précédent sur Grão de arroz, que je ne m’étais jamais occupé de Foi Deus. Je n’en ai été qu’à moitié surpris, car cette chanson me laisse relativement indifférent (toutes proportions gardées, bien sûr). Mais vu que c’est un jalon important dans le répertoire d’Amália, c’était l’occasion de combler cette lacune.

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