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Amália • Vou dar de beber à dor (Mariquinhas)

14 juillet 2023

Amália Rodrigues (1920-1999). Vou dar de beber à dor (Mariquinhas) ; Fadinho serrano ; Meia-noite e uma guitarra ; Disse-te adeus e morri. Disque 45 t. Portugal, Columbia, 1968. Couverture.
Amália Rodrigues (1920-1999). Vou dar de beber à dor (Mariquinhas) ; Fadinho serrano ; Meia-noite e uma guitarra ; Disse-te adeus e morri. Disque 45 t. Portugal, Columbia, 1968. Couverture.

Ce mardi matin, j’ai été pris de l’envie de mettre sur le tourne-disque le 45 tours de Vou dar de beber à dor d’Amália, moi qui n’écoute jamais cette chanson. J’étais bien sûr d’avoir ce disque et en effet je l’ai trouvé (c’est une édition portugaise, avec une photo d’Amália en plan rapproché, fumant une cigarette ; le titre y est transcrit : Vou dar de beber à dor (Mariquinhas) et dans la pochette en carton, le disque est protégé par une gaine en cellophane). Alors je l’ai mis, non sans avoir réglé l’appareil sur la bonne vitesse et placé au centre du plateau le bolomic spécial pour les 45 tours qui ont un trou central large (« bolomic » est un mot breton autrefois utilisé chez moi pour « truc » — « petit truc » en vérité, le suffixe -ic, ou -ig, étant un diminutif).

C’est drôle, la voix d’Amália n’était pas tout à fait la même, elle semblait plus vraie et c’est comme si Amália était vivante. Idem pour les guitares, comme vivantes elles aussi. J’ai écouté tout le disque qui craque un peu. Les titres des trois autres morceaux (il y en a deux par face) sont écrits en caractères plus petits sur la couverture : Fadinho serrano (« Petit fado de la montagne »), Meia-noite e uma guitarra (« Minuit et une guitare ») — deux chansons très enlevées — et le tragique et adorable Disse-te adeus e morri (« Je t’ai dit adieu et je suis morte »).

Vou dar de beber à dor (« Je vais donner à boire à ma douleur ») est une chanson d’Alberto Janes (1911-1971), un pharmacien de province qui, un jour de 1950, avait fait le voyage jusqu’à Lisbonne pour présenter à Amália une petite chose qu’il avait écrite pour elle : Foi Deus, devenu dès sa création l’un des plus grands succès de la chanteuse. Alberto Janes écrit tout, paroles et musique, et c’est un champion de la rime acrobatique. Dans Vou dar de beber à dor il se contente d’accumuler les rimes en -inhas à intervalles réguliers (aux vers 2, 5, 8 et 10 de chaque strophe), ce qui ne va pas sans surprises et mène tout naturellement à quelques ginginhas comme moyen le mieux à même de noyer la douleur (la ginginha est une liqueur de griotte — cerise acide — qui titre aux alentours de 20 degrés, je n’en ai jamais bu).

Amália Rodrigues (1920-1999)Vou dar de beber à dor. Alberto Janes, paroles & musique.
Amália Rodrigues, chant ; Raul Nery & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Júlio Gomes, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studios Valentim de Carvalho, 1968.
Première publication : Portugal, ℗ 1968.


Foi no domingo passado que passei
À casa onde vivia a Mariquinhas
Mas está tudo tão mudado
Que não vi em nenhum lado
As tais janelas que tinham tabuinhas
Do rés-do-chão ao telhado
Não vi nada, nada, nada
Que pudesse recordar-me a Mariquinhas
E há um vidro pregado e azulado
Onde havia as tabuinhas

C’est dimanche dernier je suis passé
À cette maison où habitait Mariquinhas
Mais tout avait tellement changé
Que je n’ai même pas retrouvé
Les fameuses fenêtres à persiennes.
Du rez-de-chaussée jusqu’au toit
Je n’ai rien vu, mais rien de rien,
Qui puisse me rappeler Mariquinhas
Et il y a du verre clouté à reflets bleus
À la place des persiennes.

Entrei e onde era a sala agora está
À secretária um sujeito que é lingrinhas
Mas não vi colchas com barra
Nem viola, nem guitarra
Nem espreitadelas furtivas das vizinhas
O tempo cravou a garra
Na alma daquela casa
Onde as vezes petiscávamos sardinhas
Quando em noites de guitarra e de farra
Estava alegre a Mariquinhas

Je suis entré ; dans ce qui était la salle
Y avait un type malingre à un bureau,
Mais ni jetés de lit, ni guitares
(espagnoles ou portugaises),
Ni les coups d’œil furtifs des voisines.
Le temps a planté sa griffe
Dans l’âme de cette maison
Où parfois on chipotait des sardines,
Ces grands soirs de fête et de guitares,
Pris par l’entrain de Mariquinhas.

As janelas tão garridas que ficavam
Com cortinados de chita às pintinhas
Perderam de todo a graça
Porque é hoje uma vidraça
Com cercadura de lata às voltinhas
E lá pra dentro quem passa
Hoje é pra ir aos penhores
Entregar ao usurário umas coisinhas
Pois chega a esta desgraça toda a graça
Da casa da Mariquinhas

Ces fenêtres si gaies où pendaient
Des rideaux d’indienne à pois
Ont perdu toute leur grâce,
Remplacées par de grandes vitres
Avec du métal tout autour.
Aujourd’hui quand on vient là
C’est pour mettre au clou
Deux trois babioles pour quelques sous.
Voilà à quelle disgrâce est réduite la grâce
De la maison de Mariquinhas !

Pra terem feito da casa o que fizeram
Melhor fora que a mandassem pras alminhas
Pois ser casa de penhores
O que foi viveiro d’amores
É ideia que não cabe cá nas minhas
Recordações do calor
E das saudades o gosto
Que eu vou procurar esquecer
Numas ginjinhas

Pour avoir fait de cette maison ce qu’ils en ont fait
Il aurait mieux valu qu’ils l’envoient au diable !
Avoir installé un mont-de-piété
Dans ce qui était un nid d’amours,
Voilà qui heurte les souvenirs
Que j’ai gardés de la chaleur
Et le goût d’autrefois
Que je vais essayer d’oublier
Dans quelques « ginginhas ».

Pois dar de beber à dor é o melhor
Já dizia a Mariquinhas
Pois dar de beber à dor é o melhor
Já dizia a Mariquinhas

Parce que « quand t’as mal, donne à boire à ton mal »,
Comme disait Mariquinhas.
Parce que « quand t’as mal, donne à boire à ton mal »,
Comme disait Mariquinhas.
Alberto Janes (1911-1971). Vou dar de beber à dor (1968).
.
Alberto Janes (1911-1971). Donne à boire à ton mal, trad. par L. & L. de Vou dar de beber à dor (1968).

La « maison » de la chanson était un bordel dont « Mariquinhas » (une forme affective de « Maria ») était la patronne. L’une et l’autre sont nées, probablement au cours des années 1950, sous la plume de João Silva Tavares (1893-1964), auteur du fado A casa da Mariquinhas interprété par Alfredo Marceneiro.

Ce premier texte fixe les caractéristiques de la fameuse maison : les « colchas com barra » (jetés de lit à bordures), les guitares, les lampes à pétrole, les persiennes aux fenêtres installées pour se protéger des instincts inquisiteurs des voisines indiscrètes (… mesquinhas / Passam defronte as vizinhas / Pra ver o que lá se passa / Mas ela tem por pirraça / Janelas com tabuinhas : « … mesquines, / Les voisines passent devant [la maison] / Pour voir ce qui s’y passe / Mais elle, par malice, / A mis des persiennes aux fenêtres »).

Ces voisines qui ont fini par avoir la peau de Mariquinhas et de sa maison, selon plusieurs autres fados qui, au fil du temps, ont fait suite à ce premier. Vou dar de beber à dor s’inscrit donc dans une sorte de « cycle de Mariquinhas », continué après Amália par Hermínia Silva et, plus récemment et avec beaucoup d’à-propos, par Gisela João à deux reprises. Dans son plus récent avatar (Hostel da Mariquinhas, 2023), la fameuse maison a été restaurée et aménagée en hôtel tout confort pour touristes étrangers en quête « d’authenticité » lisboète. Le texte assez féroce fustige la transformation des quartiers centraux de Lisbonne au profit du tourisme et au détriment de leurs habitants historiques.

Gisela JoãoHostel da Mariquinhas. Capicua, paroles, d’après Alberto Janes ; Alberto Janes, musique.
Gisela João, chant ; Bernardo Romão, guitare portugaise ; Nelson Aleixo, guitare ; Francisco Gaspar, basse acoustique ; Michael League, guitare, téléphone portable et voix de touriste Justin Stanton, voix de touriste.
Première publication : Portugal, ℗ 2023.

9 commentaires leave one →
  1. Avatar de françoise BINET
    françoise BINET permalink
    14 juillet 2023 12:22

    Merci pour cet envoi.
    J ai fixé la ligne d horizon et la voix d Amalia s est inscrite dans le paysage créant une intense délectation de l instant.
    Un feu d artifice
    Merci.

  2. Avatar de antoinenaik
    antoinenaik permalink
    14 juillet 2023 12:35

    Très intéressantes ces différentes versions du thème de Mariquinhas. Je trouve par ailleurs rafraichissant de voir le fado retrouver enfin des accents de critique sociale, registre qu’il investit trop rarement à mon goût.

    De Marceneiro à Gisela João, on peut y lire aussi la gentrification progressive des quartiers populaires de Lisbonne, des bordels aux Airbnbs. À ce propos, vous connaissez sans doute cette série de documentaires de la RTP du début des années 90, « Bairros populares de Lisboa ». On y voit une ville qui paraît d’un autre monde, grouillante de vie. J’en suis tout secoué de saudades, sans l’avoir pourtant jamais connue.

    D’un autre côté, les bâtiments ont l’air d’une telle vétusté. Pas étonnant que la génération née après le 25 avril ait voulu fuir ces logements souvent sombres et insalubres. Le tourisme s’est greffé sur ce vide, a amplifié le mouvement. Et ne nous a laissé que le fado.

    • Avatar de Tertúlia do Fado
      Tertúlia do Fado permalink
      15 juillet 2023 11:08

      … rafraichissant de voir le fado retrouver enfin des accents de critique sociale, registre qu’il investit trop rarement à mon goût …

      A ce sujet, je vous propose d’écouter et de lire la traduction en français du fado suivant, chanté lors d’une Tertúlia hebdomadaire d’amis près de Lisbonne

      • Avatar de antoinenaik
        antoinenaik permalink
        15 juillet 2023 11:43

        Merci beaucoup pour la référence !
        Avez-vous une idée de quand date le texte ? Il m’a l’air d’être assez ancien…

        Je connaissais déjà cette série de vidéos « Tertúlia » et je la trouve très sympathique. Elle m’a aidé également à trouver les paroles de certains fados peu connus (« Baila teu pregão no espaço », par exemple, sur le fado das tamanquinhas).

      • Avatar de L. & L.
        16 juillet 2023 11:58

        Merci beaucoup, c’est spectaculaire ! Et j’ai la même question que monsieur Naik : savez-vous de quand date le texte ? Et qui est Luciano Almeida, l’auteur ?

        Ph.

      • Avatar de Tertúlia do Fado
        17 juillet 2023 10:17

        La paternité de ce texte populaire n’est pas claire. Au sujet du riche avare, il vaut la peine de consulter une belle explication :
        https://books.openedition.org/etnograficapress/721

        Il existe plusieurs versions du même thème biblique de l’homme pauvre et de l’avare riche (Luc, 16, 19, 31). Dans ce fado, le nom du poète populaire qui a transmis le poème au chanteur de fado est indiqué.

        Cependant, il existe des recueils de poésie populaire qui reproduisent le même texte, en attribuant la paternité à des poètes populaires qui transmettent oralement le même texte, par exemple la « décima » de José Serrano (1907-1986), d’Ourida, commune de Portel, recueillie par Paulo Lima.

        (Poetas de Cá : Breve Panorama da Poesia de Portel (1995), recueil, organisation et introduction de Paulo Lima, Portel, n° 347)

      • Avatar de L. & L.
        17 juillet 2023 10:54

        Très intéressant, merci !

  3. Avatar de Tertúlia do Fado
    Tertúlia do Fado permalink
    14 juillet 2023 17:13

    … la ginginha est une liqueur de cerise qui titre aux alentours de 20 degrés, je n’en ai jamais bu …

    Bonjour, La ginjinha est une liqueur, certes, mais ce n’est pas une liqueur de cerise, c’est une liqueur de griottes, des fruits plus acides que les cerises et plus durs. Il y a plusieures recettes mais la base cette liqueur est essenciellement un ou deux quilos de griotes, du sucre, du marc de raisin et de l’eau bouillé refroidie ou destillée. On peu ajouter de la canelle ou du girofle, et même du vin rouge mais l’arome principal c’est celui des griotes marinées dans le marc de raisin.

    Quelques uns veulent faire croire que la vraie liqueur ginjinha est composée uniquement par deux quilos de griottes auxquelles on ajoute un quilo de sucre et on met au soleil pendant deux semaines pour diluer le sucre dans l’extraction du jus des griottes.

    C’est une liqueur très tradicionelle et dans les familles rurales et aussi dans les familles citadines. Si on voyage à Lisbonne on peu gouter cette liqueur près de Rossio, notament devant l’église de São Domingos, où la famille Espinheira, originaire de Galice, vend depuis plus de cent ans la ginjinha de sa production,

    Bien amicalement

    Tertúlia do Fado

    • Avatar de L. & L.
      14 juillet 2023 17:27

      Merci beaucoup pour toutes ces précieuses informations !
      J’ai ajouté la précision dans l’article.

      Amicalement à vous,

      Philippe

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