Caetano Veloso • Os Argonautas
Caetano Veloso fêtait il y a quelques jours ses 80 ans.
Lui, 80 ans !
Autrefois, probablement en 1969, Caetano avait écrit et composé Os Argonautas (« Les Argonautes ») à la demande de sa sœur Maria Bethânia qui désirait une chanson dans le style du fado. Il l’a lui-même enregistrée avant sa sœur : elle figure dans son album à couverture blanche intitulé Caetano Veloso, paru cette année même de 1969 qui est celle de son exil en Europe. Car suite au durcissement, en décembre 1968, de la dictature militaire qui s’était emparée du Brésil en 1964, Caetano et Gilberto Gil avaient été emprisonnés, puis laissés quelques mois en liberté conditionnelle à Salvador de Bahia avant de quitter le pays. C’est au cours de cette période que l’album Caetano Veloso a été enregistré, avec la participation de Gilberto Gil.
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Caetano Veloso (né en 1942) • Os Argonautas. Caetano Veloso, paroles & musique.
Caetano Veloso, chant ; Gilberto Gil, guitare ; Lanny Gordin, guitare électrique ; Sergio Barroso, basse électrique ; Chiquinho de Moraes, piano, orgue électrique ; Tião Motorista, section rythmique ; Wilson das Neves, batterie ; Rogério Duprat, arrangements & direction.
Enregistrement ; Salvador (Bahia, Brésil), juin 1969.
Extrait de l’album Caetano Veloso. Brésil, ℗ 1969.
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O barco! Meu coração não aguenta
Tanta tormenta
Alegria, meu coração não contenta
O dia, o marco, meu coração
O porto, não!
Le navire ! Pour mon cœur, c’est trop
De turbulence
De joie, mon cœur n’en peut plus.
Le jour, le mouillage, mon cœur.
Le port, non !
Navegar é preciso
Viver não é preciso
Naviguer est nécessaire
Vivre n’est pas nécessaire
O barco! Noite no teu tão bonito
Sorriso solto perdido
Horizonte, madrugada
O riso, o arco da madrugada
O porto, nada!
Le navire ! Nuit dans ton si beau
Sourire sans entraves, perdu.
Horizon, aurore.
Le rire, l’arc de l’aurore.
Le port, rien !
Navegar é preciso
Viver não é preciso
Naviguer est nécessaire
Vivre n’est pas nécessaire
O barco! O automóvel brilhante
O trilho solto, o barulho
Do meu dente em tua veia
O sangue, o charco, barulho lento
O porto, silêncio!
Le navire ! L’automobile brillante.
Le rail descellé, le vacarme
De ma dent dans ta veine.
Le sang, la mare, lent vacarme.
Le port, silence !
Navegar é preciso
Viver não é preciso
Naviguer est nécessaire
Vivre n’est pas nécessaire
Caetano Veloso (né en 1942). Os Argonautas (1969).
.Caetano Veloso (né en 1942). Les Argonautes, trad. par L. & L. de Os Argonautas (1969).
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Os Argonautas ressemble à un fado oui, si on veut. Son texte étrange, indéchiffrable, prend appui sur la formule « Navegar é preciso; viver não é preciso » (« Naviguer est nécessaire ; vivre n’est pas nécessaire ») citée à plusieurs reprises par Fernando Pessoa dans l’étendue de son œuvre : une fois dans Palavras de portico, une sorte de note utilisée de manière posthume comme introduction à son recueil Mensagem (Message) :
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Navegadores antigos tinham uma frase gloriosa: « Navegar é preciso; viver não é preciso. »
Quero para mim o espírito desta frase, transformada a forma para a casar com o que eu sou: Viver não é necessário; o que é necessário é criar.
Fernando Pessoa. Palavras de portico (extrait), dans : Fernando Pessoa. Obra Poética, organização, introdução e notas de Maria Aliete Galhoz, Rio de Janeiro, Companhia Aguilar Editora, 1965.Des navigateurs de l’Antiquité avaient une phrase glorieuse : « Naviguer est nécessaire ; vivre n’est pas nécessaire. »
Je revendique pour moi-même l’esprit de cette phrase, transformée pour l’adapter à ce que je suis : Vivre n’est pas nécessaire ; ce qui est nécessaire, c’est de créer.
Traduction L. & L.
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Mais c’est dans Livro(s) do desassossego (Livre de l’intranquillité ou, selon une traduction plus récente Livre(s) de l’inquiétude) que la fameuse devise est, par deux fois, explicitement associée aux Argonautes, au cours de textes attribués à l’hétéronyme Bernardo Soares :
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Nós encontrámo-nos navegando, sem a ideia do porto a que nos deveríamos acolher. Reproduzimos assim, na espécie dolorosa, a fórmula aventureira dos argonautas: navegar é preciso, viver não é preciso.
Fernando Pessoa. Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Vol.I. Recolha e transcrição dos textos de Maria Aliete Galhoz e Teresa Sobral Cunha, prefácio e Organização de Jacinto do Prado Coelho. Lisboa, Ática, 1982. – 195.Nous nous retrouvons à naviguer, sans avoir idée du port où nous pourrions accoster. Nous reprenons ainsi à notre compte, sous une forme angoissante, la devise aventureuse des Argonautes : Naviguer est nécessaire, ce qui n’est pas nécessaire, c’est de vivre.
Fernando Pessoa. Livre(s) de l’inquiétude, traduit de Livro(s) do Desassossego par Marie-Hélène Piwnik. Paris, Christian Bourgois, 2018. ISBN 978-2-267-03057-0. Page 131.
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Selon Plutarque, la phrase aurait été prononcée, non par les Argonautes, mais par Pompée, à l’adresse de ses matelots qui, rebutés par le mauvais temps, renâclaient à lever l’ancre. Ce dont Caetano Veloso n’avait cure : il lui importait au contraire de faire référence au Portugal et à ses mythes.
Os Argonautas a été reprise par une multitude d’interprètes, surtout brésiliens (Maria Bethânia, qui en était la commanditaire, Elis Regina et bien d’autres). Elle n’a guère tenté les fadistes, que je sache, en dehors de Carla Pires — et de Gisela João, dans un clip publicitaire en faveur du tourisme à Lisbonne. Lula Pena, dans son premier album, Phados, enregistré alors qu’elle vivait en Belgique, en a donné une version brumeuse, bien dans sa manière :
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Lula Pena • Os Argonautas. Caetano Veloso, paroles & musique.
Lula Pena, chant, guitare.
Enregistrement ; Bruxelles (Belgique), août 1998.
Extrait de l’album Phados. Belgique, ℗ 1998.
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Autre version portugaise, celle d’Eugénia Melo e Castro — une artiste au fort tropisme brésilien, il est vrai.
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Eugénia Melo e Castro • Os Argonautas. Caetano Veloso, paroles & musique.
Eugénia Melo e Castro ; Wagner Tiso, piano ; Pedro Caldeira Cabral, guitare portugaise.
Extrait de l’album Coração imprevisto. Portugal, ℗ 1988.
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Merci encore d’avoir pris la peine de mettre en valeur la magnifique interprétation de Lula Pena dont la voix grave et le toucher des cordes magnifient le début du poème.