Patachou | Le petit émigrant
C’est stupéfiant comme les choses ont changé en 60 ans. Pareille chanson serait impensable aujourd’hui. D’abord, on ne parle plus « d’émigrants », mais « d’immigrants ». Ensuite personne, absolument personne – bien que pour des raisons très diverses – n’oserait plus leur lancer, comme dans cette chanson : « rêvez, l’espoir est grand ! »
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Patachou (1918-2015) | Le petit émigrant. René Rouzaud, paroles ; Paul Misraki, musique.
Patachou, chant ; Orchestre de Jos Baselli.
France, 1957.
Paul Misraki (1908-1998), né Paul Misrachi à Constantinople, est le compositeur bien connu d’innombrables chansons et musiques de films. On lui doit notamment la plupart des grands succès de Ray Ventura dans les années 30 (Tout va très bien madame la marquise, 1935 ; Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine, 1937 ; Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?, 1938 ; Tiens, tiens, tiens, 1939 ; …), des chansons co-écrites avec Charles Trenet (Vous qui passez sans me voir, 1936 ; Je chante, 1937), ou encore À Saint-Germain des Prés (1950), extraite de la musique du film Pigalle-Saint-Germain-des-Prés de Jacques Berthomieu, popularisée par Juliette Gréco, Léo Ferré et d’autres, ou Les volets clos (1972), du film éponyme de Jean-Claude Brialy.
René Rouzaud (1905-1976) est moins célèbre. Il a pourtant écrit un grand nombre de paroles de chansons pour les plus grands interprètes français de l’après-guerre (parmi lesquels Édith Piaf, Maurice Chevalier, Yves Montand et Léo Ferré). Toutes sont restées dans l’ombre, à l’exception d’une des plus fameuses créations d’Édith Piaf, La goualante du pauvre Jean, sur une musique de Marguerite Monnot (1956).
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Les yeux brillants comme du charbon
Et ne parlant que son jargon
Ce n’était rien qu’un petit émigrant…
Il venait de je ne sais où,
Oslo, Tanger ou bien Corfou,
Et s’en allait tout seul en fredonnant.
En l’entendant, un vieux monsieur
Dressa l’oreille, c’est très curieux,
Et l’arrêta en chemin gentiment :Je comprends votre chansonnette,
Prenez donc cette cigarette
Et bonne chance au petit émigrant !C’est étonnant c’qui m’arrive là
Les gens vraiment sont très courtois
Se dit, songeur, le petit émigrant
Et l’estomac dans les talons
Il reprit son bout de chanson
Imaginant un festin succulent
C’est alors que sur son parcours
Un gentleman s’arrêta court
Et lui tendit la main très poliment.Je comprends votre chansonnette,
Venez chez moi, la table est prête
Bon appétit au petit émigrant !Quand il quitta son bienfaiteur
« Il y a des gens qui ont bon cœur »
Pensait gaiement le petit émigrant.
Mais quand le soir noya les rues,
Pareil à un enfant perdu,
Sur le trottoir, il chantait vainement.
C’est alors que dans sa bagarre
Il vit la plus belle des stars
S’arrêter pile et lui dire en souriant :Je comprends votre chansonnette,
Venez chez moi, la chambre est faite
Et bonne nuit au petit émigrant !Quand la belle fille ouvrait les bras,
C’est alors qu’il se réveilla,
Le long des quais, étendu sur un banc.
Mon Dieu, que les rêves sont bêtes !
Et reprenant sa chansonnette,
Il disparut, le petit émigrant.Ohé, ohé, ohé les émigrants
Rêvez, l’espoir est grand !
René Rouzaud (1905-1976). Le petit émigrant (1957)