À l’est de la ville
Insensiblement nous sortons de la ville. Ou c’est elle qui nous quitte.
Elle se distend, laisse place à d’autres paysages.
Une plaine immense. Nous marchons.
L’un de nous dit : nous nous sommes écartés de l’itinéraire.
Mais non. C’est la direction. À ce croisement nous trouverons une indication.
Rien.
Un homme. Il faut lui demander. Monsieur s’il vous plaît.
Il ne répond pas, ne semble pas comprendre.
Il pleure. On ne sait de quel malheur.
L’un de nous dit : il ne comprend pas. Monsieur, vous êtes turc ?
Cette question, pour qu’elle soit entendue de l’homme, il faudrait la poser en turc. Aucun de nous ne connaît cette langue.
L’homme pleure. Il pleure sur la douleur de la Turquie.
Ces musiques au loin… Anatoliennes, oui… Vous croyez ?
Nous marchons.
Nous longeons la paroi d’une falaise blanche ornée de loin en loin de peintures rupestres. L’une d’elle nous intrigue. On y reconnaît un éléphant, il n’y a pas à s’y méprendre.
Les Indes ? Une telle distance parcourue déjà ?
Nous atteignons un fleuve.
C’est l’un des plus grands du monde. Nous décidons d’en longer la rive, vers ce que nous croyons être son aval.
La végétation se fait d’une densité impitoyable. Il devient difficile de se tenir au plus près du cours du fleuve. Parfois nous nous en éloignons.
Nous le retrouvons grâce au tumulte de ses eaux.
Un pont.
La végétation s’est fermée sur nous. Nous sommes incarcérés, prisonniers de la plus inexpugnable des forteresses.
Nous nous sentons observés.
Menacés.
Nous débouchons soudain dans une clairière que rien n’annonçait.
Un silence terrible s’est établi.
Ces traces sur le sol : les tigres.
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Vers le soir nous atteignons la frontière de la Chine.
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Kardeş Türküler | Tencere tava havası.
Kardeş Türküler, ensemble instrumental et vocal. Turquie, 2013.
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Cette chaleur, moite comme une éponge oubliée au bord du fleuve : la mousson
L’orage se tient sur le delta. Ciel de plomb, dur, fixe. On reste sans force aucune, écrasé par la masse immobile de l’air.
Il faut boire du thé brûlant, rien d’autre n’est possible.
Manger de la flognarde, non, ce ne serait pas raisonnable.
Plus rien ne bouge. Les arbres se terrent dans un profond silence. Seul le chat infirme se traîne douloureusement vers sa gamelle. Il va pourtant falloir déjà repartir.