Place de la Bourse. 15
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Ifig Fañch Longhi Kawczynski n’a pas encore reconnu la force qui le porte vers Raj Ahmed Sharif. Encore moins l’a-t-il nommée. Mais elle est en lui, se propageant comme une drogue souveraine qui lui aurait été administrée à son insu — par exemple par l’intermédiaire d’une fléchette tirée depuis un acacia de la place de la Bourse par une de ces divinités voltigeantes et potelées dont c’est l’amusement. Il suffirait que Raj, en qui la fléchette, peut-être d’ailleurs tirée avec une plus grande habileté ou d’une position plus favorable, mais surtout profitant d’une constitution moins athlétique de sa cible, a pénétré plus profondément et répandu son philtre quasi instantanément, lui dise, ou lui fasse comprendre ce qu’il en est de son propre état pour qu’Ifig prenne conscience avec délices du sien.
Faute de quoi Ifig, le moment venu, prendrait congé de Raj et viendrait à lui dire par exemple ceci :
— Bon ben salut Raj, c’était sympa, si tu passes à Rome fais signe.
Alors il se produirait au-dedans de Raj une quantité d’acidité telle que ça lui mangerait les viscères et qu’il en mourrait.
Ifig pourrait en effet proférer cela. Mais ce serait par une sorte de retrait douloureux qu’il s’imposerait en raison d’une discrétion impardonnable, d’une tournure de caractère qu’il a de ne pas imposer son désir à autrui, ni même simplement de livrer le moindre indice de ce désir afin, penserait-il, de ne pas « forcer la main » de quiconque. C’est à dire que, à moins que Raj ne le provoque, il dira cette sottise et il regagnera Rome la mort dans l’âme, tandis que les viscères de Raj se détruiront.
Or Ifig est bien, parmi toutes les personnes réunies ce soir-là, la seule à se retenir de voir et de comprendre l’évidence.
Raj est venu près de lui. Timidement il lui parle. Il y va de sa vie. Il parle du Pendjab, de ses rivières et de ses villes, de la nourriture, de la chaleur. Ifig écoute, puis il parle lui aussi. De sa mère Anna Maria Longhi, de ses pères biologiques Ifig et Fañch Cosquer qui vivent à Kérity et qu’il n’a jamais vus, du désarroi de Łukasz Kawczynski et de son propre désarroi à lui, Ifig Fañch Longhi Kawczynski, devant cette disparition, cet enfouissement. « Parti en Pologne probablement » dit-il, « s’enfouir dans son enfance. C’est ce que je crois. »
Le jeune mage de Rawalpindi répond : « Il n’est pas en Pologne, non. Łukasz Kawczynski souffre de mélancolie portugaise. »
Ils sont sur le balcon. C’est la pleine lune. On voit les montagnes, du Canigou jusqu’à la Rhune. Au-delà d’elles, l’éclat multicolore de Barcelone. On voit le delta de l’Èbre et le cours du Tage qui reflètent l’éclat de la lune. Très loin, paraissant jaillir de l’océan, brille la lumière dorée de Lisbonne ; on voit ses maisons bleues, ses marbres blancs. On entend la rumeur caractéristique de ses tramways jaunes qui ferraillent mêlée à celle des mouettes qui veillent sur elle, criant encore, malgré l’heure déjà tardive : Lisboa, Lisboa…
Tafsir Diongue – ils disent Taf – vient les rejoindre. Pour cette soirée il s’est habillé de bleu ciel et de nuages blancs. Puis Annette Suter précédée de son rire mélodieux, puis tous les autres.
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Prince and the Revolution | Raspberry beret. Prince and the Revolution, paroles, musique, groupe instrumental et vocal. États-Unis, WEA International Inc, ℗1985
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