Laura Betti | Je me jette
Pour bien commencer la journée. Une journée d’extravagance, de démesure et de fureur. Une journée à la Laura Betti.
………
Laura Betti (1927-2004) | Je me jette. Alberto Moravia, paroles originales ; Jean Rougeul, adaptation française ; Gino Marinuzzi Jr., musique ; Laura Betti, chant ; accompagnement de piano. 1962 (première publication ; disque 45 t 17 cm, Orphée 150018).
Lorsque nous sommes arrivés à Athènes, l’après-midi était déjà bien avancé. De manière inattendue, le hall de l’hôtel Grande-Bretagne s’était transformé en un morceau d’Italie de cette époque-là, euphorique et enfantin. C’était le 18 mai, et le soir même, dans le stade d’Athènes, aurait lieu la finale de la Ligue des champions entre le Milan AC et le Barça. Sous les grands lampadaires en cristal s’agitait une petite foule de supporters milanais, qui ressemblaient à des dirigeants de la Fininvest ou de Mediaset, excités par le match, frétillants, imprégnés d’eau de Cologne ou d’après-rasage, leurs nœuds de cravate Regimental gros comme le poing, bruyants au-delà de toute limite (c’était encore l’époque où on croyait que, pour parler dans un téléphone portable, il fallait hurler). […] La race italienne atteignait, dans ce groupe de riches supporters en déplacement et dans leurs accompagnatrices, son degré maximal d’évolution et — oserai-je ajouter — de beauté tragique. Des siècles de pantalonnades, d’homicides commis de sang-froid, de dissimulation et de cynisme avaient conduit à ce résultat qui, depuis la rassurante place forte du présent, ne cachait pas ses visées de conquête du futur. En formation compacte, Massimo et moi côte à côte, tels des gardes du corps de Laura, nous fendîmes la petite foule en direction de la réception. Jusque là, et le mérite en revenait à Massimo, Laura avait été une compagne de voyage parfaite, mais en quelques secondes, la vision de ces gens l’avait rendue nerveuse. « Bordel, qu’est-ce qu’ils veulent, sifflait-elle en avançant, qu’est-ce qu’ils crient, ces péquenauds ? » Si nous avions été dans une bande dessinée, des éclairs et des têtes de mort se seraient accumulés au-dessus de sa tête, signes d’une mauvaise humeur prête à exploser. Et elle explosa ponctuellement, quand l’employé de la réception tenta de lui démontrer qu’il n’y avait que deux chambres de réservées, et non trois. Dans un français parfait, elle se mit à l’invectiver, criant si fort que les cravatés et leurs nanas se turent. Le directeur du Grande-Bretagne en personne arriva, et le problème fut résolu d’une manière ou d’une autre. Nous traversâmes de nouveau l’odorante compagnie des supporters du Milan. « Bravo madame Betti ! » lui lança un supporter un peu plus âgé que les autres, histoire de dire quelque chose. « Ma vaffanculo ! » lui répondit-elle, en se dirigeant tout droit vers l’ascenseur. […] Dès que la porte de l’ascenseur se fut refermée, la Folle commença à agir de manière étrange, soulevant son énorme jupe et farfouillant, de l’autre bras, dans cette montagne d’étoffe et de chair, comme si elle devait arranger quelque chose. Puis, légèrement penchée en avant, elle me fit signe de rester silencieux, le regard indéchiffrable derrière ses lunettes noires. Il y a des moments où vous vous demandez vraiment si vous êtes éveillé ou si vous rêvez, et vous êtes tellement étonné de ce que vous voyez que, effectivement, la vie semble faite de la matière des rêves. Oui, la Folle était en train de se venger de je ne sais quel outrage personnel qui lui avait été infligé dans le hall de la réception. Vous imaginez le bruit du pipi qui tombe sur la moquette, dans l’ascenseur d’un grand hôtel ? Quand nous sommes sortis de l’ascenseur, la tache était là, et elle était exactement ce qu’elle paraissait : une signature, un outrage, le caprice d’une vieille enfant-baleine qui refuse d’accepter l’existence de ceux qui lui sont antipathiques — ou qui, peut-être, lui font peur.
Emmanuele Trevi. Quelque chose d’écrit, traduit de Qualcosa di scritto (2012) par Marguerite Pozzoli. Actes Sud, impr. 2013, ISBN 978-2-330-02349-2, pages 251-254.