Jamais Souisse n’est sans couteau
Lire le Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse & l’Allemagne est une activité très distrayante, autant qu’instructive. En quelques endroits on ne comprend pas ce qui est écrit. La première partie du récit n’est d’ailleurs pas de la main de Montaigne, mais de celle de son secrétaire, souvent d’humeur facétieuse. C’est lui qui nous apprend ceci : en 1580 les Suisses manifestaient une aversion particulière pour les Espagnols, qu’ils recevaient sans courtoisie. Et que les Suissesses portaient des coiffures étranges, qu’on pouvait leur ôter en passant, par jeu (il en a sûrement fait l’expérience) ; et peu leur en chalait. J’ignore ce qu’il en est de nos jours de cette coutume de l’escamotage des chapeaux. C’est à voir — du moins si on s’aventure là-bas, car aujourd’hui comme autrefois, « jamais Souisse n’est sans couteau, duquel ils prennent toutes choses ». On voit que la Croix-rouge devait nécessairement issir de cette intrigante contrée. En outre il est piquant — c’est le cas de le dire — d’observer que la bannière suisse figure un sparadrap impeccablement appliqué sur une peau entièrement et uniment ensanglantée, et que l’emblème de la Croix-rouge en dérive par inversion des couleurs, le sparadrap ayant absorbé le sang, lessivant du même coup une peau désormais blanche à faire peur. Quoi qu’il en soit : il est nécessaire de s’armer de la plus grande prudence dans tout commerce avec les Souisses. À plus forte raison si on est espaignol.
Ils reçoivent à la vérité le nom du Roy en tous ces quartiers là, avec reverence & amitié, & nous y font toutes les courtoysies qu’il est possible. Les Espaignols y sont mal.
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Les vestemans ordinaires des fames me samblent aussi propres que les nostres, mesme l’acoustremant de teste qui est un bonnet à la cognarde ayant un rebras par derriere, & par devant, sur le front, un petit avancemant : cela est anrichi tout au tour de flocs de soye de bords de forrures ; le poil naturel leur pand par derriere tout cordonné. Si vous leur ostés ce bonnet par jeu, car il ne tient non plus que les nostres, elles ne s’en offencent pas, & voiés leur teste tout à nud. Les plus jeunes, au lieu de bonnet, portent des guirlandes sulemant sur la teste.
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M. de Montaigne, pour essayer tout à faict la diversité des mœurs & façons, se laissoit partout servir à la mode de chaque païs, quelque difficulté qu’il y trouvat. Toutefois en Souisse il disoit qu’il n’en souffroit nulle, que de n’avoir à table qu’un petit drapeau d’un demi pied pour serviette, & le mesme drapeau, les Souisses ne le deplient par sulemant en leur disner & si ont force sauces & plusieurs diversité de potages ; mais ils servent tousjours autant de ceuillieres de bois, manchées d’argent, comme il y a d’homes. Et jamais Souisse n’est sans cousteau, duquel ils prennent toutes choses & ne mettent guiere la main au plat.Michel de Montaigne (1533-1592). Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse & l’Allemagne en 1580 & 1581. Avec des notes par M. de Querlon. Partie 1 (rédigée par le secrétaire de Montaigne). Bade. A Rome : chez Le Jay, 1774. Reproduction numérique : http://dx.doi.org/10.3931/e-rara-8505
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Délicieux, je ne mangerai plus de petits souisse de la même façon !