Aller au contenu principal

Les cris de quelqu’un qui ne veut pas

19 octobre 2011

Je ne sais pas comment était Marguerite Duras dans le quotidien, insupportable probablement. Cependant il y a cet humour qui se manifeste au détour de ses écrits, et qui était peut-être aussi un trait de sa personnalité ; cet humour qui est fait de déclarations subites telle que celle-ci :

Ce qui m’étonne, c’est que tout le monde n’écrive pas. J’ai une admiration secrète pour les gens qui n’écrivent pas. J’ai une admiration secrète pour les gens qui n’écrivent pas, et aussi, bien sûr, pour ceux qui ne font pas de films.
Marguerite Duras (1914-1996) & Michelle Porte. Les lieux de Marguerite Duras (1977). Éditions de Minuit, 1984. P. 11.

J’adore ça. Parce qu’on ne peut pas établir clairement si l’humour réside seulement dans l’effet de surprise ménagé par la teneur de ce type de saillies, ou bien aussi dans l’hypothèse qu’elle soit sincère. Qu’elle ait réellement « une admiration secrète pour les gens qui n’écrivent pas » et « pour ceux qui ne font pas de films ».

Elle dit ça au cours d’un entretien avec Michelle Porte, entretien filmé dans la maison de Neauphle-le-Château puis transcrit dans ce livre, Les lieux de Marguerite Duras (1977). Une maison, un homme ne peut pas l’habiter, c’est ce qu’elle dit. Un homme peut passer dans la maison, y avoir ses affaires, y manger, y dormir, mais pas l’habiter, jamais être en connivence avec elle. Une femme si, parce que la maison est autour des êtres (des femmes donc, à ce qu’on suppose) comme les femmes sont autour des enfants qu’elles abritent dans leur ventre, ou qu’elles y ont abrités. On en déduirait presque que les femmes qui n’ont pas enfanté forment une catégorie d’homme. Presque.

Je lisais ce livre dans le train l’autre soir, entre Montpellier et Toulouse. Et cette séquence-là m’a remis en mémoire un fado, un des premiers dont j’ai eu connaissance, il y a longtemps, vers 1980. Il se trouvait sur un disque, un 33 tours, que j’avais acheté aux puces de Saint-Ouen. C’était du fado de Coimbra, par un chanteur nommé Germano Rocha dont j’ignorais tout. Je pense que je ne savais pas non plus ce qu’était le fado de Coimbra. Ce disque était très beau ; je l’ai perdu.

Le fado auquel j’ai pensé dit ceci, de mémoire : « Já fui moço, já sou homem, só me falta ser mulher », « J’ai été garçon, à présent je suis homme, il ne me manque que d’être femme » (José Afonso. Tenho barco, tenho remos).

Duras parle de l’enfantement. Et tout à coup son point de vue est celui de l’enfant qui naît, qui sort de l’abri — enfin qu’on arrache à cet abri.

Le premier signe de vie, c’est le hurlement de douleur. Vous savez, quand l’air arrive dans les alvéoles pulmonaires de l’enfant, c’est une souffrance indicible, et, la première manifestation de la vie, c’est la douleur.
M. P. :
C’est le cri.
M. D. :
Plus qu’un cri, vous savez. C’est des cris d’égorgé, des cris de quelqu’un qu’on tue, qu’on assassine. Les cris de quelqu’un qui ne veut pas.
Marguerite Duras (1914-1996) & Michelle Porte. Les lieux de Marguerite Duras (1977). Éditions de Minuit, 1984. P. 23.

Ça semble outré ce qu’elle dit. Mais non. Je crois que c’est très juste. Tout ce qu’elle dit, chacune de ces phrases-là. C’est une horreur de naître. Pour rien au monde je ne voudrais revivre ça.

Voilà aussi ce que j’aime chez Duras, cette capacité à dire ces choses-là, crûment et dans une sorte de poème spontané, génial.

Je te laisse avec cet autre fado de Coimbra, chanté encore par Germano Rocha et dansé par Pina Bausch. « Tes yeux ne sont pas tes yeux, ce sont deux Avés d’un chapelet d’amertume que je récite tous les jours. »

Pina Bausch danse sur Os teus olhos / Germano Rocha, chant ; Ensemble de Coimbra, ensemble instrumental ; paroles et musique traditionnelles.

Os teus olhos não são teus
São duas Avé-Marias

Dum rosário de amarguras
Que eu rezo todos os dias

Os teus olhos não são teus
Desde o dia em que te vi

Os teus olhos são os meus
Que os meus cegaram por ti

L. & L.

Les lieux de Marguerite Duras. -- Minuit, 1977.Duras, Marguerite (1914-1996)
Porte, Michelle
Les lieux de Marguerite Duras (1977)

Les lieux de Marguerite Duras / Marguerite Duras, Michelle Porte. — Paris : Éditions de Minuit, 1984. — 103 p.-[8] f. de planches : ill. ; 19 cm.

ISBN 2-7073-0203-1

6 commentaires leave one →
  1. 20 octobre 2011 10:15

    Merci pour tout ça encore qui nous réconcilie avec notre vie. Je fais le lien vers d’autres.

  2. nicomo permalink
    21 octobre 2011 15:47

    Duras ne fait pas d’humour, jamais. Elle fait la maline. C’est très différent. Et l’hypothèse de sa sincérité est vite écartée : elle pose, ça va sans dire, et d’ailleurs elle aurait sans doute du s’abstenir de le dire.

    • lili-et-lulu permalink
      21 octobre 2011 16:20

      Mais… faire de l’humour est-ce que ce n’est pas faire le malin ? (L’inverse en revanche, pas toujours.) Qu’elle pose : oui probablement, mais avec quel talent, et quelle connaissance du génie de la langue ! Elle était timbrée bien sûr, mais il me suffit qu’elle m’ait amusé, et d’autres que moi, pour que ces répliques-là soient justifiées à mes yeux. Et à mes oreilles, car lire Duras c’est l’entendre.

      Étant à bord d’un train échoué en gare de Carcassonne depuis une demie heure lorsque je lisais ce texte, je dis : vivent les timbrés, vive Marguerite !

  3. 7 novembre 2011 21:49

    Duras, Pina Bausch, du fado…
    J’aime tout!

  4. chris permalink
    15 décembre 2011 16:06

    ah ah :: magnifik —

  5. Lilee permalink
    12 janvier 2013 00:55

    N’est-ce pas la raison pour laquelle nous ne pouvons ne souvenir de ces moments consciemment?

Répondre à Lali Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.