Amália, un autre monde
Amália Rodrigues (1920-1999). D’après la pochette du disque « Amália at the Paris Olympia », 1957.
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Il y a aujourd’hui vingt-trois ans, Amália Rodrigues s’éteignait dans sa maison de Lisbonne.
En art comme dans la vie — car dans le cas des très grands artistes les deux se confondent —, le Fado lui était pour ainsi dire comme une langue maternelle, ce prisme à travers lequel chacun construit son propre monde et perçoit celui des autres : sa langue, qui infusait au plus intime d’elle-même. C’est pourquoi dans sa voix tout était Fado, quand bien même le Fado proprement dit n’occupait qu’une partie somme toute assez réduite de son vaste répertoire.
Voici deux de ses enregistrements, situés aux deux extrémités de sa longue carrière. L’un appartient à ses toutes premières sessions de studio réalisées en 1945 au Brésil. L’autre est extrait du dernier album de studio, Obsessão, publié en 1990.
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Ojos verdes (1945)
Amália Rodrigues a chanté dans plusieurs langues. Mais son véritable génie de l’interprétation, la justesse de son approche poétique et musicale ne s’exerçaient pleinement qu’en portugais et décroissaient à mesure de sa maîtrise plus ou moins grande des autres idiomes employés. Cependant l’espagnol lui était familier, elle qui se revendiquait une chanteuse « ibérique ». Cette interprétation prodigieuse d’Ojos verdes (« Les yeux verts »), une copla de 1937, en témoigne.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Ojos verdes. Rafael de León & Salvador Valverde, paroles ; Manuel Quiroga, musique.
Amália Rodrigues, chant ; orquestra de guitarras de Fernando de Freitas.
Enregistrement : Rio de Janeiro (Brésil), 1945. Première publication : Brésil, 1945.
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Apoyá en er quisio de la mansebía
miraba ensenderse la noche de mayo;
pasaban los hombres y yo sonreía
hasta que a mi puerta paraste el caballo.
« Serrana, ¿me das candela? »
Y yo te dije: « Gaché,
ven y tómala en mis labios
que yo fuego te daré ».
Dejaste er caballo
y lumbre te di,
y fueron dos verdes luceros de mayo
tus ojos pa mí.
Debout sur le seuil de la maison close
Je regardais s’embraser la nuit de mai ;
Les hommes passaient et je souriais,
Jusqu’à ce qu’à ma porte tu arrêtes ta monture.
— Gitane, tu me donnes du feu ?
Et je t’ai dit : — « Gaché* »,
Viens le prendre sur mes lèvres ;
Je te donnerai du feu !
Tu as mis pied à terre
Et je t’ai donné de la braise
Et pour moi, tes yeux ont été
Deux étoiles de mai.
Ojos verdes, verdes como la albahaca.
Verdes como el trigo verde
y el verde, verde limón.
Ojos verdes, verdes, con brillo de faca,
que están clavaítos en mi corazón.
Pa mí ya no hay soles, luceros ni luna,
no hay más que unos ojos que mi vía son.
Ojos verdes, verdes como la albahaca.
Verdes como el trigo verde
y el verde, verde limón.
Des yeux verts, verts comme le basilic
Verts comme le blé vert
Et le vert citron vert.
Des yeux verts, verts, étincelants comme des couteaux,
Plantés dans mon cœur.
Pour moi il n’y a ni soleils, ni étoiles ni lune,
Il n’y a plus que deux yeux qui sont ma vie.
Des yeux verts, verts comme le basilic
Verts comme le blé vert
Et le vert citron vert.
Vimos desde el cuarto despertar el día
y sonar el alba en la Torre la Vela.
Dejaste mis brazos cuando amanecía
y en mi boca un gusto de menta y canela.
« Serrana, para un vestío
yo te quiero regalá ».
Yo te dije: « Estás cumplío,
no me tienes que dar na ».
Subiste ar caballo,
te fuiste de mí
y nunca una noche
más bella de mayo
he vuelto a viví.
Depuis la chambre on voyait poindre le jour
La première heure a sonné à la tour de la Vela
À l’aube, tu as quitté mes bras
Et laissé dans ma bouche un goût de menthe et de cannelle.
— Gitane, je vais te donner
De quoi t’acheter une robe.
Je t’ai dit : — Tu es quitte,
Tu n’as rien à me donner.
Tu es remonté en selle
Et tu t’en es allé.
Et depuis,
Je n’ai jamais connu
Plus belle nuit de mai.
Rafael de León (1908-1982). Ojos verdes (1937).
.Rafael de León (1908-1982). Les yeux verts, trad. par L. & L. de Ojos verdes (1937).
*Pour un gitan, manière de désigner un Andalou (non gitan).
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Prece (1990)
Obsessão (« Obsession », 1990), l’album duquel est extrait Prece (« Prière »), est le dernier ensemble d’enregistrements réalisés en studio par Amália, si l’on excepte les deux duos avec Roberto Murolo (Dicitencello vuje et Anema e core) gravés en 1994 en Italie, avec une voix très dégradée.
Prece, sur un poème de Pedro Homem de Mello, l’un des poètes les plus chantés par Amália, résonne comme un adieu au compositeur Alain Oulman (décédé à Paris en mars de cette même année 1990), au terme d’un compagnonnage fécond qui aura duré plus de trente ans. Sur l’album Obsessão (et sur Prece en particulier), voici un sensible commentaire de Rui Vieira Nery, musicologue et grand connaisseur du Fado, fils du guitariste Raul Nery :
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Enfin voici « Obsessão » (1990), espèce de cri final profondément triste, marqué par une atmosphère presque de deuil annoncé, mais où la marque unique d’Amália, au-delà de toutes les limitations de la voix, reste bien présente dans la tendresse dont elle enveloppe les mots, dans la manière de lancer et de soutenir la courbe des phrases, dans le jeu savant des rubatos et des silences, en particulier […] dans un ultime et extraordinaire legs du partenariat entre Pedro Homem de Mello et Alain Oulman, « Prece » [« Prière »]. Il s’agit d’un chant de solitude […], fait d’amour et de souffrance, qu’entendront ceux qui savent aimer Amália, dans un registre d’intimité et de tendresses partagées.
Rui Vieira Nery. Pensar Amália, Lisboa, Tugaland, 2009, ISBN 978-989-8179-38-8, p. 81-82 (non traduit). Traduction L. & L.
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Prece. Pedro Homem de Mello, poème ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; Carlos Gonçalves & Fontes Rocha, guitare portugaise ; Jorge Fernando, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Extrait de l’album Obsessão / Amália Rodrigues . Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studios Valentim de Carvalho. Portugal, ℗ 1990.
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Talvez que eu morra na praia,
Cercado, em pérfido banho,
Por toda a espuma da praia,
Como um pastor que desmaia
No meio do seu rebanho…
Je mourrai peut-être sur une plage,
Cerné par l’écume de la mer
Et trahi par ses eaux
M’effaçant comme un berger
Au cœur de son troupeau.
Talvez que eu morra na rua
– Ínvia por mim de repente –
Em noite fria, sem Lua,
Irmão das pedras da rua
Pisadas por toda a gente!
Je mourrai peut-être dans la rue,
– L’obstruant par ma chute –,
Par une nuit froide et sans lune,
Semblable aux pavés de la rue
Que foulent les passants.
Talvez que eu morra entre grades,
No meio duma prisão
E que o mundo, além das grades,
Venha esquecer as saudades
Que roem o meu coração.
Je mourrai peut-être sous les verrous,
Au fond d’une prison,
Sans qu’au-delà des verrous,
Nul n’ai souci de la détresse
Qui me ronge le cœur.
*[Talvez que eu morra dum tiro,
Castigo de algum desejo.
E que, à mercê desse tiro,
O meu último suspiro
Seja o meu primeiro beijo…]
*[Je mourrai peut-être d’une balle,
En châtiment d’un désir.
Et qu’à la faveur de cette balle
Mon premier baiser
Soit mon dernier soupir.]
Talvez que eu morra no leito,
Onde a morte é natural,
As mãos em cruz sobre o peito…
Das mãos de Deus tudo aceito.
– Mas que eu morra em Portugal!
Je mourrai peut-être dans mon lit,
D’une mort naturelle,
Mains en croix sur le cœur…
Des mains de Dieu j’accepte toute mort,
Pourvu qu’elle me frappe au Portugal ! Pedro Homem de Mello (1904-1984). Prece, extrait de Adeus (1951).
* Non chanté.Pedro Homem de Mello (1904-1984). Prière, traduit de Prece, extrait de Adeus (1951) par L. & L.
* Non chanté.
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