T’as perdu ta langue ?
Parle-moi portugais, comme dans la Mouraria.
Parle-moi italien, avec l’accent de la Toscane, l’accent de Venise, l’accent d’Ostuni. Dis-moi quelque chose en napolitain.
Parle-moi espagnol, comme à Buenos Aires, avec les z comme des s, les ll comme des j, ou comme à Madrid, ça me plaît aussi.
Parle-moi grec, dis-les moi tes consones qui grattent un peu l’oreille, tes voyelles grecques aussi, dis-les moi.
Parle-moi catalan, frison, slovène, parle-moi turc. Japonais. Wolof, norsk, ivrit, magyar, occitan.
Parle-moi breton, comme quand j’étais petit, et que c’était celle-là la langue. Ce que l’oreille se rappelle de ces années c’est les voix de la mer, en nombre considérable, infini, le vacarme inimaginable des mouettes (inimaginable pour les infortunés qui ne connaissent pas les ports océaniques), et les femmes parlant fort dans ce breton merveilleux des ports bigoudens, fait de longues voyelles expressives et presque chanté : une étendue mélodique très ample et un emploi du rythme qui fait partie du système linguistique. Je me souviens de ces femmes (parmi elles ma mère) qui riaient fort, maintenant il me semble qu’elles riaient toujours. Et les mouettes aussi. Tout le monde riait.
Le français était là puisqu’il s’y était installé — sans saluer, sans demander s’il pouvait –, mais truffé de bretonnismes que les instituteurs corrigeaient rudement. C’est dans cette langue-là que j’ai été éduqué. Je ne sais pas quand, à quel âge, j’ai compris que le breton était considéré indécent, intolérable. Intoléré.
Uma tarde na Rua do Capelão. Parte III [Un après-midi dans la rua do capelão. 3e partie]. Bárbara Sereno, réalisation. 2011.
La Rua do Capelão (rue du chapelain) se trouve dans le quartier de la Mouraria à Lisbonne. C’est dans cette rue qu’est née en 1820 Maria Severa, la première fadiste notable de l’histoire. Ses amours avec un noble, le comte de Vimioso, ont fourni la matière de nombreux fados, dont Rua do Capelão (paroles de Júlio Dantas, musique de Frederico de Freitas, répertoire d’Amália Rodrigues), évoqué dans ce film par l’homme à la casquette grise et aux lunettes. Le premier homme à s’exprimer n’est pas originaire du quartier, ni même de Lisbonne, ni du Portugal. Pied-noir peut-être. Il dit qu’il est arrivé en 2000, qu’il s’est installé d’abord à Santarém (à 80 km au nord de Lisbonne), puis là, dans la Mouraria.
J’aime cette évocation d’un monde de sonorités, une polyphonie polyglotte qui fixe des images intimes. Ton blog bruisse pour nous.