Mathieu Riboulet — Les œuvres de miséricorde (2012)
Francesco Cairo (1607-1665). Saint Sébastien soigné par Irène (vers 1635). Musée des Beaux-Arts, Tours. Cliché J.-J. Moreau
Je suis entré dans ce livre comme dans un vêtement familier, fait à mon propre corps et contraint par lui à certains plis. Par exemple ce pli-ci : le texte des chapitres commence non sur la page de droite, impaire, qu’on nomme « belle page », mais sur celle opposée, qui forme le verso de la page de titre propre à chacun d’eux. En principe ça ne se fait pas, et ça m’a sauté aux yeux dès que j’ai ouvert le livre dans la librairie.
Mais ce n’est qu’un détail, la disposition du texte.
À quoi juge-t-on qu’un texte est « bien écrit » ? À la résonance particulière de sa musique en soi peut-être. Et aussi parce qu’on en approuve le propos et le caractère, je ne sais pas. En tout cas ceci, qui se trouve presque au début des Œuvres de miséricorde, m’a enchanté :
Je suis resté longtemps prisonnier du sentiment flottant, informulé selon lequel l’Allemagne était infréquentable. Je n’étais pas guidé par une idée, un ressentiment moins encore, mais, de fait chez moi on n’allait pas en Allemagne, tout au plus la traversait-on hâtivement pour se rendre au Danemark, en Pologne, ou pour revenir de Hongrie.
La suite aussi, d’autant qu’il me semble que j’aurais été capable moi-même de ce genre d’impulsion :
Maintenant que plus de la moitié de ma vie est faite, je me dis qu’il est temps d’aller voir ce grand morceau d’Europe qui se déroule du Rhin à l’Oder, des Alpes à la Baltique, d’aller voir les hommes qui le peuplent, en rêvent, y pensent, en vivent. Je veux serrer dans mes bras le corps d’un de ces hommes dont je ne parle pas la langue, le corps d’un de ces hommes que l’Histoire longuement m’opposa, le corps d’un homme allemand. Je vais donc à Cologne par un beau jour de mai, c’est tout près, on n’est même pas obligé de passer le Rhin, et je fais cela qui, pour un Français, a son pesant de sens : coucher avec un Allemand. Ce fut facile et doux. Ensuite de quoi je décidai que j’aimais l’Allemagne et les Allemands : on ne peut pas toujours dire que seuls le malheur et la mort franchirent jamais le Rhin.
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 14.
(Il est vrai que je ne suis pas parvenu à la même décision, mais il est vrai aussi que je n’ai pas tenté la même expérience : je n’ai pas couché avec un Allemand, et c’est probablement la raison pour laquelle je n’aime toujours pas l’Allemagne.)
Peu importe. Ce qui me semble être dit dans ce livre, c’est qu’il est impossible de juger autrui, chacun étant le jouet de ses propres préjugés, de son éducation, de son histoire, des circonstances aussi, et de l’Histoire tout court. Et qu’on se le permet pourtant, par facilité, par bêtise et par aveuglement. On se le permet individuellement, ou bien en groupe — groupe qui se sent d’autant plus autorisé dans son jugement qu’il est nombreux et dominant.
Maintenant je ne dis plus rien. Je transcris un peu à la valdraque quelques passages du livre, pour toi. J’ai juste glissé parfois des sortes d’intertitres.
Cette phrase de Julien Gracq dans ses Manuscrits de guerre : « Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire que deux troupes s’approchent l’une de l’autre avec quelque chose qui s’apparente à la curiosité ambivalente de l’amour. »
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 32.
Touche-moi. Noli me tangere.
Nous avons tous deux porté la main l’un sur l’autre, main de paix et de désir, nous sommes donc à la merci, lui de moi, moi de lui, et j’entrevois, en un éclair, ce qui adviendrait de nous si nos mains se chargeaient soudain d’une violence héritée, d’une vindicte imposée, historique : un champ de mort en lieu de champ d’amour. Les déchirures qu’en un instant nous nous infligerions ne seraient pas sexuelles, appelées et saluées, mais infligées à même notre intangible bien, irrémissibles. La main allemande ouvrirait alors mon dos en suivant le pointillé de la colonne vertébrale, je serais envahi d’une chaleur poisseuse, bientôt mes yeux, ma bouche se rempliraient de sang, à lui j’aurais percé la poitrine en y laissant la lame pour que le bouillonnement ne puisse s’échapper, puis nous nous écarterions afin de mourir seuls, sans contact possible avec le corps de notre ennemi : noli me tangere, histoire de monter au ciel sans encombre.
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 16.
Le sais-tu, Adrien, que, bien davantage encore qu’Andreas, tu pourrais faire de moi ce que tu voudrais ? Mais : tu as ce corps de saint, blessé, que je ne toucherai pas, l’autre a un corps de bourreau, ramassé, disparate, absorbant, tandis qu’en tes drapés de muscles on se reflète, et la souffrance avec, te laissant, intouchable, au-dedans du lacis, serré, de tes errances, et seul. Comment poser la main sur ta blessure ?
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 59.
Toucher un corps n’est pas un geste facile, il l’est même si peu qu’on l’a dépouillé de la pensée pour en faire un automatisme. Seuls les insensés, les assassins et les amants suspendent un instant leur mouvement avant d’atteindre l’autre. Se donner le temps du regard, s’accorder le temps de la pensée, puis poser la main en ayant tout choisi — le lieu, le moment et le geste –, cela m’est arrivé avec le corps allemand. Mais, je me demande aussi comment on se prend quand on se propose de s’entretuer. D’un geste de guerrier ?
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 14.
Mais, je me demande encore comment on saisit l’autre qu’on se propose de tuer. D’un geste de bourreau ? Et ce qu’on fait quand on a tué et qu’on parcourt à reculons, sur ses coudes, ses genoux, ces tranchées ouvertes dans la terre pour convoyer la mort, la semer en sachant qu’elle ne fait rien pousser ?
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 18.
Comment s’empare-t-on d’un homme que l’on veut battre ?
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 43.
Avoir le fado en soi.
Les conditions que l’on trouve, le jeu qui nous est distribué indiquent souvent clairement, sinon les possibilités, du moins les interdits, après cela on adapte. Je doute que ces deux garçons aient « choisi » la marginalité qui fait aujourd’hui leur quotidien et souvent leur fierté, pas plus que je n’ai « choisi » d’aimer les hommes. Mais voilà, quand on a ça dans les pattes autant s’en débrouiller.
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 83.
Lula Pena. Troubadour, Acto IV (extrait) / Lula Pena, chant, guitare. Adaptation de : O fado de cada um / Silva Tavares, paroles ; Frederico de Freitas, musique. Partido alto / Chico Buarque, paroles et musique. Captation : Tenerife (îles Canaries), Auditório de Tenerife, 12 novembre 2011.
Bem pensado Todos temos nosso fado E quem nasce mal fadado Melhor fado não terá Fado é sorte E do berço até à morte Ninguém foge, por mais forte Ao destino que Deus dá |
Quand on y pense Nous avons tous notre fado Et si on naît avec un sort contraire On n’en aura jamais de meilleur Chacun son destin Et du berceau jusqu’à la mort Qu’on soit faible ou qu’on soit fort On n’échappe pas à celui que Dieu nous donne. |
João Silva Tavares (1893-1964). O fado de cada um.
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João Silva Tavares (1893-1964). O fado de cada um. Traduction L. & L. |
L’image me hante : qu’aurions-nous fait, Andreas et moi, si nous nous étions croisé dans une rue de Paris, lui en uniforme de la Wehrmacht, moi porteur d’une exaspération ordinaire vis-à-vis de l’occupant, et tous deux, en quelques secondes, emplis d’un violent désir pour le corps de l’autre où quelque chose flotte qu’on ne saurait nommer mais qui dévisse la tête ?
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 50.
« En avril 1985, à l’occasion d’une cérémonie marquant le quarantième anniversaire de la libération des camps près de Besançon, les membres d’une association tentèrent de déposer une gerbe en mémoire des triangles roses, initiative qui leur valut en réaction d’avoir à entendre cette injure proférée par un groupe d’anciens déportés : « On devrait rouvrir les fours pour mettre les pédés dedans. » Les nazis ont de beaux jours devant eux. »
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 124.
Des alexandrins coulés dans le texte. À propos de la fin de la guerre 1914-1918 :
Bientôt le jeu cessa, trop de morts, trop de jours, et plus assez d’ivresse à imiter la vie. […] Il n’y eut pas un corps à reconnaître, seulement quelques plaques où se lisaient des noms, mais sans lieux mais sans heure, sans image et sans gloire.
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 27.
Des alexandrins coulés dans le texte. La première rencontre du narrateur avec le « corps allemand » :
Je veux savoir ton nom — et mon geste retient, pour un instant encore, la chemise entrouverte. Name ? Andreas. La chemise est au sol. Andreas torse nu devant moi, avec comme un déséquilibre entre les deux épaules, quelque chose de noueux, au centre, qui renferme la force, un tableau peu aimable mais si précisément construit que je redouble d’envie et d’attention.
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 31.
Des alexandrins coulés dans le texte. Sur les Caravage de la chapelle Contarelli de Saint-Louis-des-Français à Rome, et sur celui de Malte (la Décollation de saint Jean-Baptiste) :
Peindre les bourreaux nus, c’est porter à nos sens la fine perception de ce qui noue serré le désir et la mort, l’infime instant de joie qui vise à l’accepter avant de disparaître, c’est inscrire sur la toile l’instant de notre mort — comme à Malte où, au sol, le saint palpite encore quand le bourreau attend. Peindre les témoins nus, c’est dire où sont les anges et que nous n’avons rien d’autre à faire ici-bas que célébrer le monde. Ah serrer Adrien dans mes bras assouplis et l’amener ici voir jaillir le prodige des murs de cette chapelle…
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 64-65.
Au bout du livre, le chapitre 17 explose d’une violence terrible, d’une puissance telle que rien ne peut la contenir. On pense à des musiques de Ravel se déréglant en chaos sur la fin, Le Boléro, La Valse, et puisqu’on nous y invite au chapitre 18 qui conclut l’œuvre et qui n’a pas de texte autre que son titre, aux Chansons madécasses.
18.
Prendre la plume, faire œuvre de miséricorde.
Puis fêter Adrien, sa beauté en désordre,
et le joint d’herbe pure qu’il me tend en riant.Penser à appeler Andreas et Tajdîn,
leur dire des mots d’amour.
Puis dormir, travailler, aller
et préparer le repas.
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 153
Maurice Ravel (1875-1937). Chansons madécasses , O 78, pour voix (mezzo ou baryton), piano, flûte et violoncelle (1925-1926). Poèmes Évariste de Parny (1753-1814). Comprend : Nahandove ; Aoua ; Il est doux. [Voir : Autorité BnF.]
Interprétation : Jan DeGaetani (1933-1989), mezzo-soprano ; Gilbert Kalish, piano ; Paul Dunkel, flûte ; Donald Anderson, violoncelle. 1978.
1ère publication de cet enregistrement : États-Unis, Nonesuch Records, 1978. Nonesuch H-71355.
Que faire de tous ces morts, où vivre, comment s’aimer ?
Mathieu Riboulet. Les œuvres de miséricorde. Verdier, 2012. P. 82.
L. & L.
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Mathieu Riboulet
Les œuvres de miséricorde (2012)
Les œuvres de miséricorde / Mathieu Riboulet. — Verdier, 2012. — 160 p. ; 22 cm.
ISBN 978-2-86432-687-8 (livre imprimé). — ISBN 978-2-86432-696-0 (livre numérique, format ePub)
Chef d’œuvre