Qu’en est-il réellement de la Suisse ?
Le Salève vu depuis Genève, par Keeps sur Flickr
Parlant de son roman Que farei quando tudo arde? (2001) (Que ferai-je quand tout brûle ?) Lobo Antunes dit :
Je ne connais rien à l’homosexualité, il me faut tout inventer. […] Il faut que je me mette dans la peau d’un homme dont je ne connais rien. Dans mes livres, je n’ai jamais fait la moindre description d’un rapport sexuel, jamais. […] Je suis un puritain. Je ne comprends pas lesdites déviations sexuelles : je peux les admettre intellectuellement, mais, affectivement, je ne les comprends pas.
António Lobo Antunes (né en 1942). Dans : María Luísa Blanco. Conversaciones con António Lobo Antunes (2001). Traduit de l’espagnol par Michelle Giudicelli (Ch. Bourgois, 2004). P. 229.
Sans commentaires.
Quant à moi, mon problème c’est la Suisse. Précisément ce problème le voici : je ne parviens pas à me persuader de la réalité de la Suisse.
Je répète, parce que ça doit être inconcevable à certains :
Je ne parviens pas, je ne suis jamais parvenu, à me persuader de la réalité de la Suisse, même en y allant.
Qu’elle existe, oui, je le sais. Je viens de le dire : j’y suis allé, plusieurs fois, la dernière fois c’était il y a deux étés je crois. Selon la formule de Lobo Antunes, j’admets « intellectuellement » que la Suisse existe, je n’en disconviens nullement.
La Suisse est visible sur les cartes de l’Europe, ses frontières coïncident avec celles d’autres pays, la France, l’Italie et d’autres, dont la réalité ne fait pour moi aucun doute.
Voici ce qui se trouve à l’arrière de mon intelligence, dans ses coulisses, là où le raisonnable est interdit de séjour : l’Europe se tient sur une carte, qui est aussi celle du monde, au centre de laquelle il y a un trou de la forme de la Suisse. Le lieu de la Suisse est sur une autre carte, dont la nature m’est inconnue, tendue parallèlement à la première. Lorsque de France ou d’Italie on va en Suisse, on passe sans s’en douter du monde réel à cet autre dans lequel est la Suisse.
Il y a des personnes qui sont, ou qui au cours de leur vie ont été suisses — par exemple Robert Pinget, le cher homme. Ou Didier Cuche. Oui, et alors ? Pour moi Pinget est réel, ça indiscutablement. Justement, il a émigré en France et c’est là qu’il est mort. Quant à Cuche je ne sais pas ; je ne le vois qu’à la télévision. Quand il arrive au bas de la piste la caméra montre une multitude de drapeaux suisses brandis par les supporters enchantés. Oui d’accord, mais qu’est-ce que ça prouve quant à leur réalité ?
Il y a quelques années j’ai fait un voyage professionnel en Suisse. À Genève, la collègue qui nous recevait, nous désignant le Salève qui domine la ville et en parlant comme de « la montagne de Genève », a ajouté d’un ton particulier, tout en accompagnant son propos d’une mimique indéchiffrable : « mais elle est en France ». Indéchiffrable : pas pour moi. Il était clair qu’il y avait pour elle, dans le fait que le Salève soit en France, une frustration irrémédiable. « Mais elle est en France » signifiait : « mais elle relève d’un autre univers ; d’une autre dimension du monde ».
— Mais, tu penses réellement ce que tu viens de dire ?
— Ah tu étais là. Oui, évidemment.
— C’est ridicule. Pourquoi la Suisse ? Pourquoi pas la Belgique aussi tant que t’y es ?
— La Belgique sûrement pas. À tel point que, comme je te l’ai déjà dit, je suis partisan du rattachement de la France à la Belgique, avec Bruxelles pour capitale.
— Et les Flamands, qu’est-ce que t’en fais ?
— Les Flamands, moi je n’en fais rien. Eux ils feront d’eux-mêmes ce qu’ils voudront. Si ça ne leur plaît pas cette Belgique-là, ils pourront toujours demander leur rattachement à la Suisse.
J’aurai dormi.
Monsieur Songe
Robert Pinget (Genève, 1919 – Tours, 1997). Monsieur Songe (1982)
L. & L.
Magistral
Merci !
Eh bien je suis un Suisse qui aurait de la peine à contredire cette irréalité, c’est d’ailleurs ce vide qui m’a permis de cristalliser tant d’éléments très forts lorsque je suis parti à la rencontre du Portugal.
Un conseil de lecture amical, en passant; parce que c’est délicieux, et que contrairement à ce que dit Paulhan dans la présentation, je ne pense pas que ce soit une déclaration d’amour, mais précisément tout le contraire. A toi de juger.
Le petit livre est le suivant: Rêver à la Suisse, d’Henri Calet.
(http://calounet.pagesperso-orange.fr/resumes_livres/calet_resume/calet_suisse.htm)
J’ai lu dernièrement la correspondance entre Joe Bouquet et Paul Eluard, une partie des lettres du second nommé provenant de Suisse, à l’encontre de laquelle l’expéditeur nourrissait également des sentiments peu avenants.
Mais je ne nourris pas de « sentiments peu avenants » à l’encontre de la Suisse comme tu dis. Pas le moins du monde. Je me suis mal fait comprendre, avec ma maladresse habituelle
Je suivrai ton conseil quant à la lecture de Calet, merci !