Fado Bailado • Marceneiro & Amália
Écouter successivement Olhos fatais (« Regard fatal »), créé dans les années 1930 par Alfredo Marceneiro, puis Estranha forma de vida (« Étrange façon de vivre »), l’un des plus célèbres fados d’Amália Rodrigues, enregistré pour la première fois en 1962, donne un bon aperçu des usages et des pratiques d’interprétation du fado traditionnel.
Les deux pièces partagent la même base musicale : une composition de Marceneiro lui-même, connue aujourd’hui sous le nom de Fado bailado, on verra pourquoi.
Voici Marceneiro, avec sa voix de craie, d’harmonica de verre, de chat neurasthénique, on ne sait à quoi comparer ce timbre singulier (mais on est tenté de le rapporter à autre chose qu’à une voix humaine tant il est insolite). Vers la fin du morceau le chant devient tout à coup voix parlée – ce qui produit un grand effet –, avant de reprendre pour le dernier vers.
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Alfredo Marceneiro (1891-1982) • Olhos fatais. Armando Neves, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado Bailado).
Alfredo Marceneiro, chant ; accompagnement de guitare portugaise et de guitare classique (instrumentistes non identifiés ; peut-être Júlio Correia, guitare portugaise & Abel Negrão, guitare).
Enregistrement : Lisbonne, 1936 ?
Première publication : Portugal, [1936?].
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Que sorte que Deus me deu
E que sempre hei-de lembrar
Embora não seja ateu
Julguei encontrar o céu
Na expressão do teu olhar
Cette chance que Dieu m’a donnée
Je m’en souviendrai toujours.
Bien que je ne sois pas athée
J’ai cru trouver le ciel
Dans l’expression de ton regard.
Neste mundo mar de escolhos
Unindo os nossos destinos
E nesta vida d’abrolhos
Para mim, teus lindos olhos
Eram dois céus pequeninos
Dans ce monde, mer de récifs,
Unissant nos destins
Et dans cette vie semée d’écueils
Pour moi tes beaux yeux
Étaient deux petits cieux.
No espelho do teu olhar
Vi dois céus em miniatura
E para mais me encantar
Ia-se neles mirar
A minha própria ventura
Dans le miroir de ton regard
J’ai vu deux cieux en miniature
Et pour mieux m’enchanter
Ma propre félicité
Allait s’y refléter.
E tão mística atração
Tinha o teu olhar profundo
Que em sua doce expressão
Eram um manto de perdão
Sobre as misérias do mundo
Et ton regard profond
Exerçait une si mystique attraction
Que dans sa douce expression
Il était comme un manteau de pardon
Enveloppant les misères du monde.
Mas deitaste-me ao deserto
Deste mundo enganador
Hoje o teu olhar incerto
Já não é um livro aberto
Em que eu lia o teu amor
Mais tu m’as abandonné au désert
De ce monde de tromperies
Aujourd’hui ton regard hésitant
N’est plus ce livre ouvert
Dans lequel je lisais ton amour.
Enganaste os olhos meus
Nunca mais te quero ver
Meus olhos dizem-te adeus
Teus olhos não são dois céus
São dois infernos a arder
Tu as mystifié mes yeux
Je ne veux plus jamais te voir
Mes yeux te disent adieu
Les tiens ne sont plus deux cieux
Mais deux enfers ardents.
Coração p’ra amar a fundo
Outro coração requer
Se há tanta mulher no mundo
Vou dar este amor profundo
Ao amor doutra mulher
Pour aimer vraiment d’amour,
Un cœur requiert un autre cœur.
S’il y a tant de femmes sur terre
Je donnerai cet amour vrai
À l’amour d’une autre femme.
… … Armando Neves (1899-1944). Olhos fatais (années 1930, pas après 1936).
Armando Neves (1899-1944). Regard fatal, traduit de Olhos fatais (années 1930, pas après 1936), par L. & L.
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Maintenant, Amália.
La musique est la même que celle d’Olhos fatais mais le rendu en est sensiblement différent. L’enregistrement que voici, réalisé en public, est extrait d’un spectacle collectif donné à Lisbonne, le 29 novembre 1962 (auquel participait aussi Alfredo Marceneiro, d’ailleurs), en l’honneur du fadiste Filipe Pinto. Amália est l’autrice des paroles, mais elle ne le dit pas. Elle annonce simplement : « Com música do grande Alfredo Marceneiro, Estranha forma de vida » (« Sur une musique du grand Alfredo Marceneiro, Estranha forma de vida »).
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Amália Rodrigues (1920-1999) • Estranha forma de vida. Amália Rodrigues, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Amália Rodrigues, chant ; Domingos Camarinha, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare classique.
Enregistrement public, dans le cadre du spectacle donné en hommage à Filipe Pinto au théâtre Tivoli, Lisbonne, le 29 novembre 1962.
Extrait de l’album Tivoli 62 : espectáculo de homenagem a Filipe Pinto. 1ère publication : Portugal, 2015.
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Foi por vontade de Deus
Que eu vivo nesta ansiedade
Que todos os ais são meus,
Que é toda a minha saudade
Foi por vontade de Deus.
C’est Dieu qui a voulu
Que je vive dans cette inquiétude,
Accablée de soupirs,
Habitée de saudade.
C’est Dieu qui l’a voulu.
Que estranha forma de vida
Tem este meu coração
Vive de vida perdida
Quem lhe daria o condão?
Que estranha forma de vida.
Étrange façon de vivre
Que celle de mon cœur !
Vivre une vie d’égarement,
Être sans emprise sur soi-même :
Étrange façon de vivre !
Coração independente
Coração que não comando
Vives perdido entre a gente
Teimosamente sangrando
Coração independente.
Cœur indépendant,
Cœur désobéissant,
Tu vis perdu dans le monde
Et tu saignes, obstinément,
Cœur indépendant.
Eu não te acompanho mais
Para, deixa de bater
Se não sabes onde vais,
Porque teimas em correr?
Eu não te acompanho mais.
Je ne t’accompagne plus.
Arrête-toi, cesse de battre.
Si tu ne sais pas où tu vas,
Pourquoi t’obstiner à courir ?
Moi, je ne t’accompagne plus !
… … Amália Rodrigues (1920-1999). Estranha forma de vida (vers 1950).
Amália Rodrigues (1920-1999). Étrange façon de vivre, traduit de Estranha forma de vida (vers 1950), par L. & L.
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Cette appropriation d’une musique existante, déjà chantée par d’autres, est la pratique courante des fadistas de Lisbonne. Mais il s’agit d’interpréter cette musique d’une manière nouvelle, inouïe : comme de la recréer. En portugais on dit : estilar, « styler ». On pourrait rapprocher cet usage de celui des vocalistes de jazz reprenant tel ou tel standard. Seulement dans le fado cette réinvention va souvent jusqu’à adapter à la base musicale choisie un nouveau poème, ce qui a pour effet de produire automatiquement une nouvelle œuvre. Le estilar est en outre exigé à l’intérieur de chaque pièce interprétée : puisque le fado dit « castiço » (« authentique ») est strophique, donc privé de refrain, il s’agit d’en varier l’interprétation d’une strophe à l’autre ; ce qui, pour l’interprète, suppose d’en avoir intériorisé le texte – en fonction duquel se décide le caractère d’une interprétation –, et aussi de disposer d’une certaine capacité à improviser.
En l’occurrence Estranha forma de vida – pour moi, l’un des deux ou trois meilleurs poèmes d’Amália, qui fut une parolière prolifique et, comme on le voit, talentueuse – se situe dans un tout autre registre poétique que Olhos fatais.
En outre le schéma rythmique de chacun des deux textes diffère, dès le premier vers : Amália commence le sien par une forme verbale monosyllabique : Foi, qu’elle peut accentuer et prolonger pour lui donner de la force (ce qu’elle fait), tandis que Olhos fatais s’ouvre sur une syllabe faible – et ainsi de suite. Surtout, les personnalités vocales d’Amália et de Marceneiro se situent pour ainsi dire aux antipodes l’une de l’autre, Amália tragédienne, Marceneiro conteur.
Au cours de sa carrière de chanteur, Marceneiro a combiné son propre Fado bailado à deux poèmes différents : Olhos fatais donc, dans les années 1930 et, vingt ans plus tard, Eterno bailado (« Éternel ballet »), dont la composition musicale tire son nom. Lors de la soirée du théâtre Tivoli, le 29 novembre 1962, Marceneiro avait précédé Amália sur la scène et y avait donné son Eterno bailado, de sorte que, ce soir-là, le public avait entendu deux Fado bailado distincts. Environ vingt-cinq ans séparent l’enregistrement de Olhos fatais présenté plus haut et cet Eterno bailado de 1962. Marceneiro a désormais plus de soixante-dix ans – et n’a cessé de se bonifier. Le fait est qu’il n’a jamais, au cours de sa carrière, fatigué sa voix en sollicitant une puissance d’émission dont il était dépourvu.
Comme dans Olhos fatais il utilise la voix parlée dans la dernière strophe.
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Alfredo Marceneiro (1891-1982) • Eterno bailado. Henrique Rêgo, paroles ; Alfredo Marceneiro, musique (Fado bailado).
Alfredo Marceneiro, chant ; Ilídio dos Santos, guitare portugaise ; Orlando Silva, guitare classique.
Enregistrement public, dans le cadre du spectacle donné en hommage à Filipe Pinto au théâtre Tivoli, Lisbonne, le 29 novembre 1962.
Extrait de l’album Tivoli 62 : espectáculo de homenagem a Filipe Pinto. 1ère publication : Portugal, 2015.
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À mercê dum vento brando
Bailam rosas nos vergeis
E as Marias vão bailando
Enquanto vários Manéis
Nos armónios vão tocando
Livrées à une brise légère
Les roses dansent dans les jardins.
De même les Marie dansent
Tandis que les Manel
Jouent de l’harmonium.
Tudo baila, tudo dança
Nosso destino é bailar
E até mesmo a doce esperança
Dum lindo amor se alcançar
De bailar nunca se cansa
Tout danse, tout danse
Notre destin est de danser
Et même la douce espérance
D’atteindre un jour le grand amour
Jamais ne se lasse de danser.
Baila o nome de Jesus
Em milhões de lábios crentes
Em bailado que seduz
E as falenas inocentes
Bailam á roda da luz
Le nom de Jésus danse
Sur les lèvres de la foule des croyants
Dans un ballet séduisant
Et les phalènes innocentes
Dansent autour de la lumière.
A folhagem ressequida
Baila envolvida em poeira
E com a razão perdida
Há quem leve a vida inteira
A bailar com a própria vida
Les feuilles desséchées
Dansent dans la poussière
Et ceux qui perdent la raison
Passent leur temps
À danser avec leur vie.
Tudo baila, tudo dança
Nosso destino é bailar
E até mesmo a doce esperança
Dum lindo amor se alcançar
De bailar nunca se cansa
Tout danse, tout danse
Notre destin est de danser
Et même la douce espérance
D’atteindre un jour le grand amour
Jamais ne se lasse de danser.
… … Henrique Rêgo (1893-1963). Eterno bailado (pas après 1958).
Henrique Rêgo (1893-1963). Éternel ballet, traduit de Eterno bailado (pas après 1958), par L. & L.
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