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Amália • 3 chansons du film « A Severa » (1931). 2. Timpanas

2 octobre 2023

Fait suite à :

Junto ao Cunhal das Bolas [D. João] encontrou o Timpanas, cocheiro dos mais ilustres da altura, enxalmado num amplo ferragoulo de briche. Ao vê-lo passar, o rei da boleia tirou o chapéu e murmurou, num arreganhar de dentuça:
— Senhor Conde!

Júlio Dantas, A Severa (roman).1901.

Près du palais du Cunhal das Bolas [Dom João] trouva Timpanas, cocher des plus illustres de l’époque, enveloppé dans une ample cape de drap. Le voyant passer, le roi du fiacre leva son chapeau et murmura, dans un sourire grimaçant :
— Monsieur le comte !
Júlio Dantas, A Severa (roman).1901. Traduction L. & L.

Amália Rodrigues (1920-1999)O Timpanas. Júlio Dantas, paroles ; Frederico de Freitas, musique. Autres titres : O solidó dos boleeiros ; Sol-e-dó do Timpanas bolieiro.
Amália Rodrigues, chant ; Raul Nery & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Júlio Gomes, guitare ; Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement : Paço de Arcos (Lisbonne), studios Valentim de Carvalho, 1968.
Première publication : disque 45t Caracóis / Amália Rodrigues. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 1968.

En 1968, quand Amália a intégré O Timpanas à son répertoire, nul ou presque ne se souvenait du film A Severa dont la chanson était issue. Cependant la tournure surannée du texte et le caractère insolite — voire mystérieux, même pour des Portugais — de quelques-uns des mots qu’il comporte en signalaient l’origine ancienne.

« Timpanas » est le nom d’un cocher, personnage secondaire et pittoresque du film, ainsi que de la pièce et du roman homonymes de Júlio Dantas (1876-1962) qui l’ont inspiré (voir le billet précédent). A Severa, premier film parlant portugais, était aussi chantant : aux fados interprétés par l’héroïne s’ajoutaient chansons et musiques relevant de nombreux autres styles : valse, fandango, vira… À ce qu’il paraît, l’une des chansons préférées du public de 1931 était précisément celle du cocher Timpanas — une marche —, dont la partition publiée à l’époque avait pour titre O solidó do Timpanas bolieiro (« La chansonnette de Timpanas, cocher »). « Solidó » est la contraction de sol-e-dó (« sol-et-do »), terme désignant une musique simplette, sans recherche aucune. Dans le film, le personnage de Timpanas est interprété par Silvestre Alegrim (1881-1946) et c’est lui qui chante (et siffle) ladite chansonnette. Le Solidó do Timpanas, dans cette mise en ligne du film complet, commence à 45’07’’ :

A Severa (1931). José Leitão de Barros, réalisation ; José Leitão de Barros, Júlio Dantas, Jacques-Bernard Brunius & René Clair, scénario ; Júlio Dantas, dialogues et paroles des chansons ; Frederico de Freitas, musique originale et musique des chansons. D’après le roman A Severa (1901) de Júlio Dantas.
Distribution : Dina Teresa (Severa) ; António Luís Lopes (D. João, conde de Marialva) ; António de Almeida Lavradio (D. José) ; Ribeiro Lopes (Custódia) ; Silvestre Alegrim (Timpanas), …
Tournage : Portugal (extérieurs), 1930 ; France (studios d’Épinay-sur-Seine), 1931. Production : Portugal, Sociedade Universal de Superfilmes (SUS), 1931. Sortie : 1931 (Portugal).

L’avènement d’A Severa s’est produit au moment où l’industrie phonographique prenait son essor au Portugal. Des maisons de disques, sous licence de firmes anglaises, s’étaient installées à Porto et à Lisbonne où Valentim de Carvalho (futur producteur d’Amália) se dote rapidement d’un studio d’enregistrement. Il se trouve que Frederico de Freitas, l’auteur de toutes les musiques d’A Severa, chansons comprises, était alors directeur artistique des activités phonographiques du Grande Bazar do Porto qui représentait la firme anglaise His master’s voice au Portugal. Désireux de tirer parti de l’aubaine commerciale que ne manquerait pas de constituer la sortie du film, le Grande Bazar, sous l’impulsion de Freitas, décide, avec l’aval de His master’s voice, d’enregistrer quelques-uns des thèmes marquants du film pour les publier sur disques au moment propice.

Seulement, le Grande Bazar ne disposait pas de studio d’enregistrement et ne pouvait utiliser la bande originale du film, dont il ne détenait pas les droits. Qu’à cela ne tienne : des studios d’enregistrement il y en avait à Paris où devait se transporter, début 1931, toute l’équipe de tournage ; car faute de moyens techniques au Portugal, l’enregistrement de la bande sonore du film, sa synchronisation avec les images, de même que les prises de vue de toutes les scènes en studio devaient être réalisés en banlieue parisienne, aux studios d’Épinay-sur-Seine — ce qui explique la participation de René Clair et Jacques Brunius à l’écriture du scénario.

Le Grande Bazar ayant obtenu de La voix de son maître, représentant de His master’s voice en France, la mise à disposition pour quelques heures de la salle Pleyel et des musiciens d’orchestre nécessaires, Freitas a pu mener à bien, par un froid dimanche de février 1931, l’enregistrement de six pièces musicales du film, parmi lesquelles le Novo fado da Severa (voir le billet précédent) et le Solidó dos bolieiros, toutes publiées sur trois disques 78 t deux semaines avant la sortie du film.

Silvestre Alegrim (1881-1946)Solidó dos bolieiros. Júlio Dantas, paroles ; Frederico de Freitas, musique. Autres titres : Sol-e-dó do Timpanas bolieiro ; O Timpanas.
Silvestre Alegrim, chant ; com orquestra típica [i.e. instrumentistes sous contrat avec La Voix de son Maître, Paris].
Enregistrement : Paris, salle Pleyel, 8 février 1931.
Première publication : disque 78t Solidó dos bolieiros (do fonofilme « A Severa ») / Silvestre Alegrim. Arraial de Sto. António (do fonofilme « A Severa ») / Maria Sampaio. Royaume-Uni & Portugal, Columbia, 1931.

Je dois dire que la traduction du Solidó dos boleeiros n’a pas été facile ; encore fallait-il commencer par en établir le texte (les transcriptions qu’on en trouve sur l’internet comportent des erreurs). Les astérisques dans le texte ci-dessous renvoient à des notes sur le texte et la traduction qui suivent ceux-ci.

Niza azul e bota alta
A reinar com toda a malta
É o rei das traquitanas,
O Timpanas!
O Pinóia* na boleia**
De chapéu à patuleia***
Faz juntar o mulherio
No Rossio.
Casaque bleue et bottes cavalières,
Toujours à blaguer avec la compagnie,
Voici le roi du sapin :
C’est Timpanas !
Avec Pinóia* sur le siège**,
Coiffé d’un galurin***,
Il conduit les femmes de Lisbonne
Au Rossio.
Quando levo as bailarinas
Do teatro ao Lumiar****
Bailo eu e baila a sege
E as pilecas a bailar.
Quand j’emmène les danseuses
Du théâtre à Lumiar****,
Moi et le sapin on danse aussi
Et les canassons itou.
O boleeiro de Lisboa
Não é lá qualquer pessoa
E as pilecas dão nas vistas.
São fadistas.
São cavalos de alta escola
O das varas** toca viola
E o da sela** que é malhado
Bate o fado.
Le cocher de Lisbonne
N’est pas n’importe qui
Et les canassons en mettent plein la vue,
Chics comme des fadistes.
Ce sont de vrais pur-sangs.
Celui qui a les rênes** joue de la guitare,
Et le tacheté, qui est sellé**,
Danse le fado.
Quando bato p’rás Marnotas*****
Roda acima, roda abaixo
Eu dou vinho aos meus cavalos
Mas sou eu que vou borracho.
Quand je vais jusqu’aux Marnotas*****
Roulant à bride abattue,
Je donne du vin à mes chevaux
Mais c’est moi qui suis soûlé !
Niza azul e bota alta
A reinar com toda a malta
É o rei das traquitanas
O Timpanas!
Casaque bleue et bottes cavalières,
Toujours à blaguer avec la compagnie,
Voici le roi du sapin :
Timpanas !
Júlio Dantas (1876-1962). O Timpanas ou O Solidó dos boleeiros, du film A Severa (Portugal, 1931).
Júlio Dantas (1876-1962). Timpanas ou Le « solidó » des cochers, traduit de O Timpanas ou O Solidó dos boleeiros, du film A Severa (Portugal, 1931) par L. & L.

Notes sur le texte et la traduction :

* Pinóia est le nom d’un autre cocher : « […] o Pinóia — um cocheiro ruivo e magrizela, de ventre cosido a facadas » (« […] Pinóia — un cocher roux, maigrichon, avec un ventre couturé de coups de couteau »), indique Júlio Dantas dans son roman A Severa (1901).
** « Avec Pinóia sur le siège » : on apprend dans l’un des couplets suivants que l’attelage est à deux chevaux, l’un conduit par des rênes depuis le siège du cocher, l’autre sellé, c’est à dire monté par un postillon. Si Pinóia occupe le siège, on en déduit que Timpanas est en selle.
*** « De chapéu à patuleia » : littéralement : « en chapeau à la patuleia ». Patuleia fait référence à la « Guerre de patuleia » (1846-1847). Lexicalement, « patuleia » pourrait être l’équivalent, toutes proportions gardées et anachronisme mis à part, de « sans-culotte ». « À patuleia » dénote ici le caractère plébéien du couvre-chef.
**** Lumiar : localité des environs de Lisbonne, aujourd’hui intégrée à l’aire métropolitaine de la capitale. Lumiar était jusqu’au début du XXe siècle un village rural cossu comptant sur son territoire de nombreuses propriétés plus ou moins somptueuses.
***** « Marnota » : D’après le Dicionário [de] língua portuguesa, 8a ed., Texto ed., 2005, une « marnota » est un « terrain susceptible d’être inondé par de l’eau de mer ou de rivière » C’est le type de terrain, très fertile, qui borde le Tage en amont le Lisbonne. Mais en l’occurrence « As Marnotas » est le nom d’un lieu situé dans ces parages. Il s’y trouvait des pâturages où on rassemblait les taureaux destinés à participer à une tourada — et cette « espera de touros » (« attente des taureaux ») faisait monter l’excitation de l’événement à venir tout en constituant un spectacle en soi : on venait de Lisbonne assister aux « esperas de touros ». Voici un passage de A triste canção do Sul (« La triste chanson du Sud », 1904) d’Alberto Pimentel (1849-1925), extrait d’un chapitre consacré à Severa et à sa liaison avec le comte de Vimioso :

Les attentes de taureaux l’exaltaient, la faisaient délirer. La passion de la tauromachie complétait la posture bohême de l’époque. Vimioso était un cavalier brillant, le meilleur de tous. Severa le suivait, fascinée. Alors, dans la chaleur de la nuit, à la belle étoile et sous la lune aux Marnotas, Severa, excitée, chantait des fados joyeux, des chansons improvisées ironiques, piquantes, provoquant les autres femmes moins célèbres qu’elle.
Alberto Pimentel (1849-1925). A triste canção do Sul (1904), extrait du chapitre IV A Severa e o conde de Vimioso, trad. L. & L.

Amália avait été précédée, dans sa reprise du Solidó dos boleeiros, par Vicente da Câmara (1928-2016), neveu de la grande Maria Teresa de Noronha. Une interprétation assez réservée, que celle d’Amália a complètement éclipsée.

Vicente da Câmara (1928-2016)Timpanas. Júlio Dantas, paroles ; Frederico de Freitas, musique. Autres titres : O solidó dos boleeiros ; Sol-e-dó do Timpanas bolieiro.
Vicente da Câmara, chant ; José Nunes, guitare portugaise ; Júlio Gomes, guitare.
Première publication : disque 45t D. Vicente da Camara recorda Amarante e Silvestre Alegrim / Amália Rodrigues. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 1956.

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