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Amália • Com que voz

16 août 2023

Amália Rodrigues (1920-1999)Com que voz. Poème attribué à Luís de Camões ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Pedro Leal, guitare.
Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studios Valentim de Carvalho, 7 ou 8 janvier 1969.
Extrait de l’album : Com que voz / Amália. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 1970 (première publication).

« Com que voz chorarei meu triste fado ? » (« De quelle voix pleurerai-je mon triste sort ? ») interroge le poète dès le premier vers de ce sonnet du XVIe siècle qui exprime le désarroi d’une passion amoureuse contrariée. Revêtu de l’une des plus belles musiques jamais composées par Alain Oulman, c’est un diamant offert à une Amália palpitante, parvenue à une maîtrise absolue de son art et de sa propre voix lorsqu’elle l’enregistre, lors de ces fameuses sessions des 7 et 8 janvier 1969 qui ont fourni l’essentiel du célèbre et magistral album Com que voz, publié plus d’un an plus tard.

Le texte chanté se fonde sur un sonnet dont l’attribution à Luís de Camões (1524?-1580) reste incertaine. Quelques transformations non négligeables y ont été pratiquées : dans le premier quatrain, prisão (« prison ») est remplacé par paixão (« passion ») ; en outre le premier tercet qui situe physiquement le poème dans une prison, cela dans un style assez réaliste, a été supprimé dans son entier. Voilà qui modifie la portée du sonnet original et qui rend le texte chanté d’autant plus élégiaque.

Com que voz chorarei meu triste fado,
que em tão dura paixão* me sepultou,
que mor não seja a dor que me deixou
o tempo, de meu bem desenganado?
De quelle voix pleurerai-je mon triste sort,
Qui en si dure passion* m’a enseveli —
Car plus grande ne saurait être la douleur
Que m’a laissée le temps —, désabusé de mon amour ?
Mas chorar não se estima neste estado,
aonde suspirar nunca aproveitou;
triste quero viver, pois se mudou
em tristeza a alegria do passado.
Mais les pleurs sont sans effet sur cet état,
Que jamais les soupirs n’ont su guérir;
Triste je veux vivre, car la joie d’autrefois
S’est changée en tristesse.
[Non chanté :
Assi a vida passo descontente,
ao som — nesta prisão — do grilhão duro
que lastima o pé que o sofre e sente!]
[Non chanté :
Ainsi se passe ma vie sans contentement,
Au son, dans cette prison, des fers cruels
Qui blessent le pied qu’ils enserrent et qui les endure !]
De tanto mal, a causa é amor puro,
devido a quem de mi tenho ausente
por quem a vida, e bens dela, aventuro.
D’un mal si grand la cause est pur amour
Envers qui me prive de sa présence,
Pour qui je compromets ma vie, et ses plaisirs.
Luís Vaz de Camões (1524?-1580) ?. Com que voz chorarei meu triste fado (15??).
* « prisão » dans le poème original.
Luís Vaz de Camões (1524?-1580) ?. De quelle voix pleurerai-je mon triste sort, traduit de Com que voz chorarei meu triste fado (15??) par L. & L.
* « prison » dans le poème original.

Com que voz, comme certains autres morceaux de l’album éponyme, était en chantier depuis au moins 1966, puisque on en connait une version enregistrée cette année-là avec l’Ensemble de guitares de Raul Nery (2 guitares portugaises ; 1 guitare ; 1 basse acoustique) qui accompagnait la chanteuse à cette époque. L’ambiance musicale de cette interprétation précoce, restée inédite jusqu’en 2010, n’a rien à voir avec celle de 1969, soutenue quant à elle par une seule guitare portugaise (de Coimbra et non de Lisbonne) et une guitare. José Fontes Rocha, qui tenait la guitare portugaise dans l’enregistrement de 1969, en était aussi l’arrangeur et même, selon la terminologie actuelle, le directeur artistique. Lors d’une interview donnée à Nicholas Oulman, le fils d’Alain, il a commenté la mise en place de Com que voz :

No ‘Com que voz’ peguei numa guitarra do formato de Coimbra e afinei um tom mais baixo (…) fui buscar una cor de voz à Amália que ela nunca tinha usado. A guitarra (…) pedia uns graves e uns médios bonitos como ela faz.

José Fontes Rocha, répondant à une interview de Nicholas Oulman [fils d’Alain Oulman], cité dans le livret d’accompagnement de l’album Com que voz [nouvelle éd. 2019], Ed. Valentim de Carvalho, 2019.

Pour « Com que voz » j’ai choisi une guitare du type de celles de Coimbra, que j’ai accordée un ton plus bas […] ; je suis allé chercher dans la voix d’Amália une couleur qu’elle n’avait jamais employée jusque là. Cette guitare […] réclamait d’elle ces beaux graves et ces médiums qu’elle sait produire.

José Fontes Rocha, répondant à une interview de Nicholas Oulman [fils d’Alain Oulman], cité dans le livret d’accompagnement de l’album Com que voz [nouvelle éd. 2019], Ed. Valentim de Carvalho, 2019. Traduction L. & L.

Il n’y a pas que l’ambiance musicale qui différencie les deux versions. La ligne mélodique a été retouchée entre temps : celle de 1966 est très belle, mais celle de 1969 épouse le texte du poème d’une manière beaucoup plus fluide — à part le dernier vers, dans lequel les deux versions imposent une césure intempestive en plein milieu d’un groupe de mots qui forme un tout sémantique (« e bens | dela »), comme si on coupait « et ses | plaisirs ».

Amália Rodrigues (1920-1999)Com que voz. Poème attribué à Luís de Camões ; Alain Oulman, musique.
Amália Rodrigues, chant ; Raul Nery & José Fontes Rocha, guitare portugaise ; Castro Mota, guitare ;Joel Pina, basse acoustique.
Enregistrement : Paço de Arcos (Portugal), studios Valentim de Carvalho, 1966.
Première publication dans l’album : Com que voz [nouvelle éd. 2010] / Amália. Portugal, Edições Valentim de Carvalho, ℗ 2010.

Le mot fado signifie « sort » mais désigne en outre le fado en tant que genre musical. « Com que voz chorarei meu triste fado ? » : cette interrogation essentielle n’est-elle pas alors celle de tout fadiste qui s’apprête à chanter ? Amália Rodrigues considérait « le fado » à la manière d’une grâce, d’une pentecôte ad hoc, d’une effusion d’un Esprit spécifique, favorisant — ou non — celui ou celle qui va le célébrer. Elle l’a souvent dit au fil de ses interviews, par exemple ici, dans son autobiographie  :

Mas o que interessa é sentir o fado. Porque o fado não se canta, acontece. É um acontecimento. E isto é que me faz medo, porque nunca sei o que vai acontecer. O fado sente-se, não se compreende, nem se explica.

Amália Rodrigues, dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 61.

Mais l’intéressant, c’est de sentir le fado. Parce que le fado, on ne le chante pas. Le fado vous vient. Il advient en vous. Et c’est ça qui m’effraie, parce qu’on ne sait jamais ce qui va venir. Le fado est quelque chose qu’on sent, sans le comprendre, et qu’on ne peut pas expliquer.

Amália Rodrigues, dans : Vítor Pavão dos Santos, Amália, uma biografia, 2a ed., Ed. Presença, 2005, ISBN 972-23-3468-9, p. 61. Non traduit (traduction L. & L.).

Parfois en effet, on n’est pas dans cette sensibilité aigüe au fado, dans cette disposition particulière seule à même d’en invoquer l’Esprit. Lequel alors, par voie de conséquence, ne saurait se manifester.

Mariza (née en 1973)Com que voz. Poème attribué à Luís de Camões ; Alain Oulman, musique.
Mariza, chant ; Bernardo Couto, guitare portugaise ; Lula Galvão, violon ; Jaques Morelenbaum, violoncelle ; Jorge Helder, contrebasse ; Cristóvão Bastos, piano ; Rafael Barata, batterie ; Jaques Morelenbaum, arrangements & direction..
Enregistrement : Rio de Janeiro (Brésil), studio Nas Nuvens et Visom, entre décembre 2019 et février 2020.
Première publication dans l’album : Mariza canta Amália. Portugal, Warner Music Portugal, ℗ 2020.

2 commentaires leave one →
  1. Avatar de MD1
    MD1 permalink
    8 mars 2024 10:37

    Formidable la comparaison entre les deux versions. Le son riche de la guitare de Coimbra donne effectivement une tonalité magnifique à la voix d’Amalia. On ne peut qu’être admiratif de l’intelligence musicale de José Fontes Rocha. Réécouter Com que voz avec cet éclairage est un bonheur. Quelle réussite ! Merci encore

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  1. Maria Mendes • Com que voz | Je pleure sans raison que je pourrais vous dire

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