Trop belle pour toi
— Donc reprenons. Tu es allé à Rome, c’est bien ça ?
— C’est ça oui.
— Et ?
— Et j’en suis revenu.
— C’est à dire ?
— C’est à dire que Rome est trop pour moi. Elle est impossible pour moi, invivable. Je me demande comment s’y sentent les Romains d’ailleurs, comment ils s’y prennent avec cette ville de Rome. À y penser, je n’ai jamais été en empathie avec elle je crois.
— Mais qu’est-ce que tu dis. Mais qu’est-ce que tu dis ?
— Rome c’est un amas de splendeurs, treize à la douzaine et même bien davantage, sur un territoire exigu, une densité incroyable ; des empilements, des entassements, à peine si on peut s’y retourner. Mais invivable.
— Mais qu’est-ce que tu dis. Mais qu’est-ce que tu dis, mais quelle extravagance !
— Tu n’as pas compris ? Je me suis exprimé clairement pourtant je trouve. Ces splendeurs dont je parle, en voilà un échantillon regarde :
Villa Borghese, Rome (Italie), 27 décembre 2012.
Église San Carlo alle Quattro Fontane, Rome (Italie), 28 décembre 2012.
Vue (vers l’ouest) depuis le perron de l’église Santi Domenico e Sisto, Rome (Italie), 24 décembre 2012.
Villa Celimontana, Rome (Italie), 27 décembre 2012.
C’est plus qu’on en peut supporter.
— Petite nature. Le monde entier admire Rome, on dit partout que c’est la ville la plus belle qui ait jamais été construite, et toi… quel snobisme !
— Possible. Mais je maintiens que Rome ne m’est pas sympathique. Je suis peut-être injuste, en ceci que je la juge au regard des autres villes italiennes — Florence, Palerme, Ferrare, Bologne, Trieste et d’autres, ces villes qui me plaisent –, alors que je devrais le faire en la rapportant aux autres capitales (les autres lieux de pouvoir) que je connais, Paris, Madrid, Berlin, Helsinki, Budapest, Lisbonne, etc. Au vrai, Rome m’évoque Bruxelles.
— Ridicule.
— J’y ai pensé sur je ne sais plus quelle esplanade de Rome, quel lieu dominant. Je n’aime pas Rome parce que c’est un lieu de pouvoir, non pas celui officiel, le pouvoir de l’État italien. Rome c’est la prédominance du Vatican. État qui n’a de souveraineté directe que sur un territoire minuscule, le plus petit du monde, mais ce n’est pas vrai : en Italie du moins, et à Rome tout particulièrement, il fait la pluie et le beau temps. Il suffit d’y séjourner un jour ou deux pour le sentir, son odeur puissante est répandue partout, imprégnant cette ville de Rome dans chacune de ses cellules. Cette odeur, je te l’assure, n’est pas de sainteté.
Le crois-tu ceci, que dans cette semaine où nous étions à Rome, le Vatican a apporté son soutien à Mario Monti qui vient d’entrer en campagne électorale après avoir démissionné de son poste de Premier ministre ? C’est à dire qu’il a pris parti pour un candidat à des élections nationales d’un état tiers ? Il est vrai qu’au cours de la même semaine on a vu sur France 24 Viviane Reding, vice-présidente de la Commission européenne, et interrogée en cette qualité, faire de même, exactement. Alors tu vois, Rome et Bruxelles, ce n’est pas couper les cheveux en quatre que de les rapprocher.
Les propos de Viviane Reding, les Italiens ne les entendront pas, à moins qu’ils soient repris dans la presse nationale. La prise de position du Vatican, si. Beaucoup y seront sensibles. Car la bigoterie italienne est une chose effrayante, et je te prie de croire qu’à Rome, qui doit compter une église pour chaque centaine d’habitants au minimum, elle a de quoi s’exercer, et s’exhiber. On vient s’agenouiller devant les petits jésus des crèches pour leur baiser les pieds, ou faire une prière à son saint favori, celui qui guérit de l’acné ou celui des pieds plats ; on écrit dans les livres d’or Seigneur protège-moi et protège ma famille dans cette nouvelle année, et on croit qu’Il le fera à condition qu’on se comporte comme il faut, comme Il veut qu’on se comporte, c’est à dire comme indiqué par les prêtres.
Et ils disent de ces choses, certains prêtres italiens… Un en particulier, un certain don Piero Corsi, curé de Lerici, très joli petit port ligure, après La Spezia quand on vient de Gênes. La semaine dernière toujours. Il a placardé sur la porte de son église une sorte de manifeste intitulé Le donne e il femminicidio. Facciano sana autocritica. Quante volte provocano? (Les femmes et le féminicide. Qu’elles fassent une saine autocritique. Combien de fois provoquent-elles ?). C’est à dire : il n’y a pas à s’étonner que les femmes se fassent assassiner, par leurs maris ou par qui que ce soit, elles le cherchent bien.
Le prélat, cheveux courts et gris, style aumônier militaire, ne s’est pas laissé démonter par les premières critiques suscitées par son brûlot. A un journaliste de la Rai, la télévision publique, qui lui demandait d’étayer sa pensée, il a répondu, ajoutant l’homophobie à la misogynie : « Mais si vous n’éprouvez rien face à une femme nue qui passe devant vous, cela signifie que vous êtes un pédé. » On voit par là, également, que Don Corsi a le sens de la nuance.
Philippe Ridet. Don Piero Corsi, curé italien misogyne et homophobe, persiste et signe, Le Monde (en ligne), 28 décembre 2012.
Mais je divague. Don Piero Corsi n’est pas romain. Et Rome est très belle c’est vrai.
Basilique Santa Sabina, Rome (Italie), 25 décembre 2012.
— Trop belle pour toi, oui.
L. & L.